S. Denissof : « Créer le plaisir d’habiter, c’est de notre responsabilité »

Récompensée pour l’ensemble de son parcours professionnel lors de la 7e édition du prix des femmes architectes, avec une mention spéciale « œuvre originale » pour la tour « Habiter le ciel », Sophie Denissof (Castro Denissof associés) raconte son parcours et partage ses convictions sur la nécessité de recréer une hospitalité de la ville et des bâtiments.

Quel est votre parcours ?

Je suis née à Trévoux, dans l’Ain, où mes parents, russes, se sont installés. C’est mon berceau. Et la Saône est mon fleuve russe… Mais c’est au bord de la Seine que je me suis posée dans les années 1980 et que j’ai commencé à travailler avec Roland Castro.

Ces années ont été marquées par Banlieue 89, les premières réflexions sur le Grand Paris, que l’on développera plus tard dans notre travail au sein de l’Atelier International du Grand Paris (AIGP). Nos réflexions dès le départ étaient portées par un regard critique sur l’héritage du mouvement moderne, de sa pensée fonctionnaliste et séparatrice qui a produit un zoning désastreux. Elles ont nourri une nouvelle manière pour moi de voir la ville, de la concevoir selon le regard du promeneur, en retrouvant l’apaisement, l’hospitalité, le plaisir d’habiter pleinement son logement.

Sophie Denissof. © Jgp

Pouvez-vous nous donner un exemple de ces transformations ? 

Dans le cadre de Banlieues 89, je suis revenue sur mes terres lyonnaises, à Oullins et Vénissieux. À Oullins, il s’agissait d’inventer un centre là où il n’y avait qu’une ville-rue en redessinant le sol et la silhouette de la ville avec quatre tours fines. Cette réalisation a été fondatrice : la démonstration que l’on peut faire beaucoup avec des interventions minimales mais essentielles. À Vénissieux, aux Minguettes, nous avons mené un projet de transformation de tours, précurseur de notre travail sur les grands ensembles, en revalorisant l’image de la tour, en palissant de la végétation sur sa façade, en requalifiant son rapport au sol et la manière d’y entrer. Mais l’essentiel de cette transformation a été d’offrir des logements dont la surface est le double d’un logement habituel avec l’annexion d’un appartement sur deux. Ce travail avec l’Opac du Rhône a permis de faire de la sous-occupation de la tour, une valeur, en considérant que le luxe de surface était à même d’attirer des Lyonnais du centre.

Cela suffit-il à recréer de la mixité sociale ? 

La mixité sociale passe par l’attractivité et l’embellissement des quartiers – pour ceux qui y vivent déjà et pour susciter le désir d’y venir. Le fait d’amener une diversité et du choix dans l’offre d’habitat constitue une réponse pour créer de l’attractivité. Ce n’est pas la seule bien sûr, il faut travailler aussi sur la programmation, l’identité du quartier, l’espace public, les liens avec la ville… C’est le fil conducteur de l’ensemble d’un travail que nous avons mené dans tous les grands projets urbains de renouvellement : à Lorient, Dunkerque, Douchy-les-Mines, Villeneuve la Garenne, La Duchère…

Considérez-vous qu’il ne faut jamais faire table rase de l’existant ?

Nous cherchons à chaque fois à nous appuyer sur ce qui est déjà là, à déceler ce qui constitue l’identité du lieu, ses qualités spatiales, géographiques, paysagères, architecturales pour reconstruire la ville sur la ville, et à réintroduire des codes urbains classiques pour retrouver urbanité, hospitalité et fierté, et transformer l’imaginaire du grand ensemble. Aujourd’hui, dans le quartier des Paradis à Fontenay-aux-Roses, nous sommes arrivés à l’issue d’une longue concertation avec la ville et les habitants à la conclusion qu’il fallait démolir à terme et renouveler ce quartier en s’appuyant d’abord sur son patrimoine paysager, en partant de l’identité qui le caractérise – une ville de jardins, et en fondant un projet d’appropriation par ses habitants.

Votre intervention à Lorient, sur la barre République, constitua-t-elle une première ? 

Ce projet agrège toutes les composantes de remodelage que l’on a déclinées ensuite. Lorient est la rencontre entre un imaginaire maritime très présent et le traumatisme d’une ville rasée et reconstruite de manière assez radicale. Dans cette ville tellement marquée par la destruction, il était indispensable de ne pas ajouter une violence de plus par une démolition massive.
En partant de l’existant, nous voulions imaginer une métamorphose basée sur ce qu’on a appelé le remodelage. Ce sont dix ans de travail qui ont transformé l’identité du quartier. L’idée était d’améliorer les conditions d’habitat des gens sur place, mais aussi d’arriver à ce que l’image du quartier soit suffisamment transformée pour que de nouveaux habitants souhaitent y acheter un logement. Et pour cela, que l’ensemble du quartier soit réinscrit dans une relation à la ville, au bassin à flot, à la mer.

Vous avez multiplié les typologies de logements ?

Le fait d’enrichir considérablement l’offre typologique de logements, par des extensions, des remaniements, des constructions nouvelles a été déterminant. Ainsi des habitants cantonnés depuis des années dans des logements répétitifs se sont-ils retrouvés dans un quartier où il existait une possibilité de rêver d’habiter ici ou là, de disposer d’éléments d’appropriation un peu particuliers qui permettaient de se singulariser du voisin.
Le quartier du Quai de Rohan, autrefois le plus mal vu est aujourd’hui désiré. Ses habitants sont fiers d’y habiter. La barre République re-sculptée est devenue un bâtiment emblématique du renouveau de Lorient, une carte postale iconique.
La métamorphose a coûté le prix du neuf mais le gain social est incalculable.

Avez-vous d’autres exemples de transformations en Ile-de-France ?

A Villeneuve la Garenne (Hauts-de-Seine), le quartier construit par Jean Dubuisson comportait 1600 logements dans des barres de 10 étages. À l’origine, son projet ne comprenait que 5 étages mais les contraintes économiques l’ont conduit à doubler la hauteur de ses bâtiments. Dans ce contexte de surdensité et d’enclavement d’une parcelle de 10 ha très mal reliée à la ville, il était indispensable de décomposer ce système trop unitaire et autarcique. Il s’agissait avant tout de faire passer des rues en prolongeant la trame urbaine de la ville.
Chaque immeuble ainsi individualisé a pu bénéficier de transformations spatiales, d’extensions, ainsi qu’un travail du sol autant pour les rez-de-chaussée réinvestis que dans le système de jardins de premier plan. Nous avons créé deux nouvelles rues et relié le mail piétonnier central à la ville, reconstitué un centre socio-culturel et des commerces en bordure du quartier, en partage avec la ville. Une des singularités de ce projet est la ponctuation de petits bâtiments en épis devant la plus grande barre de façon à construire des premiers plans, des ruptures d’échelles relativisant une perception trop brutale des bâtiments.
Le quartier s’est ouvert, il est installé dans la continuité de la ville, on s’y promène. Sa transformation a contribué à apaiser cette partie de Villeneuve. Mais aujourd’hui, la question de la poursuite du renouvellement de la Caravelle réhabilitée il y a plus de 20 ans se pose. Ses bâtiments qui ont 60 ans sont à bout de course, et leur renouvellement s’impose. La nouvelle trame urbaine que nous avons installée permet d’autonomiser chaque bâtiment qui peut être transformé indépendamment. Le grand ensemble originel se réinscrit dans le processus classique urbain d’un renouvellement permanent de la ville sur la ville.

Le projet que vous conduisez à Vigneux-sur-Seine, en Essonne, reprend-il ces principes ? 

Nous appliquons nos principes en les adaptant aux situations locales. Le quartier de la Croix Blanche, à Vigneux-sur-Seine, était composé de sept grandes tours dessinées par Rémi Lopez et Georges Toury en 1960, très visibles dans le sud du Grand Paris. Au cœur de la ville, relativement fines, elles possédaient une certaine élégance architecturale, sculpturale, et incarnaient l’histoire des lieux.

Dans le cadre du projet de rénovation urbaine du quartier, mené par l’Anru, six tours ont été démolies et nous avons contribué à conserver la tour 27, un symbole architectural et un repère urbain à valoriser. Haute de 23 étages, avec ses 120 appartements, elle était inoccupée. Immobilière 3F a lancé une consultation pour la céder à un euro symbolique – que nous avons gagnée avec la Compagnie de Phalsbourg.

L’idée était de développer un projet de reconversion participant à la mixité sociale et fonctionnelle, souhaitée par la ville, d’attirer de nouveaux habitants, en accession, dans ce quartier qui compte un nombre important de logements sociaux. Avec ce projet, nous avons proposé une nouvelle façon d’habiter. Les 18 premiers niveaux sont conservés en logements, les cinq derniers sont évidés de leurs planchers pour y installer un jardin ouvert sur le ciel, amené à devenir un réservoir de biodiversité, évitant les contraintes de sécurité du classement en immeuble de grande hauteur (IGH) de la tour, mal adapté à l’habitat.

Vigneux-sur-Seine. La tour 27 de la Croix-Blanche a été vendue un euro symbolique à la Compagnie de Phalsbourg. © DR

La tour 27, avant et après sa transformation. © DR

« Sur l’ensemble de la tour se déploie une seconde peau de grandes terrasses, loggias et cabanes, offrant un rapport inédit à l’extérieur ». © DR

© DR

Sur l’ensemble de la tour, se déploie une seconde peau de grandes terrasses, loggias et cabanes, offrant un rapport inédit à l’extérieur. Ces extensions métamorphosent l’image et l’identité de la tour 27 et ajoutent au plaisir d’habiter la grande hauteur avec la vue, le confort et les qualités appropriatives de ses nouveaux salons extérieurs. Cela transforme la manière d’habiter avec un prolongement de son appartement, couvert, abrité, comme dans une maison. Des jardins communs disposés à différents niveaux et la profusion des terrasses privatives qui s’étagent sur la hauteur de la tour fabriquent un jardin vertical déclinant les tonalités du bois. Un socle généreux de deux niveaux en pied du bâtiment rétablit son rapport au sol en accueillant un vaste hall d’entrée à l’échelle de la tour. Le bâtiment vient désormais s’ancrer sur la rue, en accueillant la nouvelle cité administrative de la ville. Le chantier est en cours.

Ce projet s’inscrit-il dans votre concept « Habiter le ciel » ?

Habiter le ciel est un village vertical composé de grandes loges-jardins tous les quatre niveaux et de logements conçus comme des maisons superposées. Si, à Vigneux, nous partons d’une tour existante, les fondamentaux sont les mêmes. Il s’agit d’inventer une nouvelle manière d’habiter la grande hauteur, pas seulement dans la verticalité, mais dans une succession de situations, avec la possibilité d’un jardin pour chacun et des espaces communs généreux pour tous. C’est à la fois répondre aux nécessités de densité et de maîtrise de l’étalement urbain dans un contexte où le développement durable doit être au cœur des projets urbains et architecturaux, où la priorité est à l’économie de l’espace, du foncier, des réseaux, sans pour cela sacrifier aux modes de vie et au plaisir d’habiter. En cette période très particulière de pandémie, le confinement nous a rappelé l’importance de l’espace et du confort des logements et la nécessité d’offrir des prolongements extérieurs généreux – pour bien vivre, chez soi et ensemble.

Le projet de Louvres-Puiseux-en-France, dans le Val d’Oise, incarne également vos convictions…

Louvres-Puiseux peut être considéré comme les confins de l’Ile-de-France mais appartient totalement à la logique du Grand Paris dans son fonctionnement quotidien. Ces villes sont marquées par une nécessité de densification où les habitants ne se sentent pas relégués vis-à-vis de la métropole-centre. Nous nous sommes appuyés sur la mémoire de l’existant, un paysage singulier, la mer de blé, un vieux village, une dominante d’habitat individuel et leurs jardins, la présence de grands silos à grains. Nous avons fait de ces silos transformés en logements le cœur émergent du nouveau quartier, visibles de loin et générateurs de la place et des nouveaux espaces publics. Les commerces transférés de l’ancien centre commercial viennent accompagner les rues. Nous avons remis en scène la gare, élément essentiel d’appartenance à la métropole au sens large. Nous y avons construit 400 logements, qui sont une déclinaison de maisons et de jardins à l’horizontal et à la verticale, préfigurant une manière de penser la suite du quartier avec une possibilité d’habiter de 1 000 manières la ville à la campagne.

Chantier de l’écoquartier de Louvres-gare. © DR

« Nous avons rendu visible l’ancien silo à grains transformé en logements, référent identitaire de la ville agricole et signal urbain ». © DR

« Nous y avons construit 400 logements – une déclinaison de la maison à l’horizontale comme à la verticale, permettant une offre d’habitat multiple et variée sur le principe des maisons superposées ». © DR

Quel sentiment vous inspire le prix des femmes architectes que vous venez de recevoir ? 

Je suis très honorée d’être distinguée parmi des femmes de grand talent que ce prix récompense depuis sept ans. Il donne une visibilité aux femmes architectes, il était temps ! Ce prix est aujourd’hui nécessaire pour que les femmes architectes, de plus en plus nombreuses, émergent. Enseignant le « projet architectural et urbain », j’ai constaté l’originalité et la puissance des projets des étudiantes. Mais architectes, elles demeurent encore payées près de deux fois moins que les hommes, comme l’a montré une enquête de l’Ordre des architectes. Quand les femmes seront légitimement reconnues dans cette profession, ce prix n’aura plus lieu d’être. Et je suis fière de participer à ce mouvement.

J’emploie le « nous » dans cette interview, car la réussite de tels projets est le fait d’une équipe, de partenaires partageant les mêmes valeurs et la même ambition. Je remercie Roland Castro, mon partenaire historique, Silvia Casi, les nouveaux associés qui nous ont rejoints et l’équipe de notre agence, ainsi que les élus et maîtres d’ouvrage… avec lesquels je vis cette grande aventure professionnelle.

« J’emploie le “nous” dans cette interview, car la réussite de tels projets est le fait d’une équipe, de partenaires partageant les mêmes valeurs et la même ambition », indique Sophie Denissof, ici avec Roland Castro, Meriem Derkaoui, Catherine Léger, Patrick Braouezec et Jean-Philippe Ruggieri, lors de l’inauguration d’Emblematik, le 11 février 2019. © Jgp

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