Rue de Lappe, les bistrotiers redoutent la faillite

Actionnaires communs de huit bars, pubs et restaurants dans la capitale, en particulier rue de Lappe, trois entrepreneurs parisiens ont été contraints de fermer la totalité de leurs établissements en raison de la crise sanitaire. Ils regrettent l’absence d’aides directes des autorités, y compris locales.

La quarantaine décontractée, Richard Bontemps, Sophie de Susanne et Benjamin Koskas symbolisent cette génération de gérants de bars de nuit qui a émergé au mi-temps des années 2000 : pros et soucieux de faire les choses dans les règles. Le trio se complète à merveille. Sophie et Benjamin ont fait une école de commerce. Richard, issu d’une famille de professionnels de la nuit, déclare avoir fait « l’école de la vie ». Ambitieux, ils ont monté depuis leur association en 2007 un petit empire : huit établissements répartis dans toute la capitale, dont quatre rue de Lappe (11e arrondissement), haut lieu historique de la nuit parisienne. Ces bars, bars-pubs, bars-restaurants ou restaurants-bars, dont ils sont actionnaires majoritaires et qui sont regroupés au sein de la société Mad. Group, emploient plus de 100 salariés. « Des professionnels, à temps plein et en CDI », tient à rappeler Sophie de Susanne. Des investissements importants sont réalisés entre 2016 et 2019 et le chiffre d’affaires de l’année écoulée s’envole à 10 millions d’euros. Une belle réussite.

Les trois associés devant un de leurs établissements,le Mermaids & Divers, rue de Lappe à Paris. © Jgp

Richard Bontemps, Benjamin Koskas et Sophie de Susanne. © Jgp

« On n’a rien à cacher », s’exclame Richard Bontemps. « Une construction de plus de quinze ans », ajoute Sophie de Susanne. La nuit les a faits rois. Mais depuis un an, elle n’est pas tendre avec eux. « Gilets jaunes en 2019, grève en décembre-janvier, coronavirus mi-mars », énumère Richard. A la différence de leurs collègues provinciaux, les trois Parisiens ne profitent pas de l’été pour rattraper le retard. « Les gens ont quitté la capitale et il n’y avait pas de touristes. Paris a eu la double peine », poursuit le gérant.

« La totalité du chiffre se fait le soir »

Dès le 16 septembre, ils sont obligés de fermer six établissements sur huit. « Nous étions menacés par des fermetures administratives en raison de l’impossibilité de faire respecter le protocole sanitaire et les établissements n’étaient plus rentables », précise Benjamin Koskas. Le Havanita et le Mermaids and Divers, leurs restaurants-bars, ont eux-aussi fermé leurs portes depuis le samedi 17 octobre et la mise en place du couvre-feu à partir de 21 heures. « Même si nous pouvions les laisser ouverts du strict point de vue juridique, cela n’avait pas de sens sur le plan commercial puisque nous réalisons la totalité de notre chiffre le soir », explique Sophie de Susanne. Pour 2020, la prévision de chiffre d’affaires est de 3,5 millions d’euros. « Elle aurait été de 5 millions avec des mois de novembre et décembre mornes mais ouverts », estime Benjamin Koskas. 100 % de leurs salariés sont en chômage partiel. « Nous devons tout de même payer 11 % du salaire brut et les congés payés accumulés pendant les périodes de fermeture, plus la retraite, la prévoyance et une partie de l’Urssaf mais nous avons choisi de ne procéder à aucun licenciement pour l’instant », précise Sophie de Susanne.

Le fonds régional Résilience inaccessible

L’avenir semble sombre. Dans l’hypothèse de la réouverture des bars avec un protocole sanitaire renforcé, ils ne voient pas comment ceux-ci pourraient fonctionner. « Il est impossible d’expliquer le respect des règles sanitaires à quelqu’un qui vient se détendre », estime Richard Bontemps. « C’est l’inverse de notre métier », tranche Benjamin Koskas. Face à une situation qui risque d’empirer, ils ne se sentent pas soutenus par les autorités, y compris locales. « Hormis des prêts garantis par l’Etat (PGE) représentant 1,5 million d’euros et que nous avons déjà pour moitié consommés, nous n’avons rien reçu depuis février en tant que gérant de sociétés non-salariés », indique Richard Bontemps. Aucun coup de pouce n’est en particulier venu de la Région. « Il existe bien un Fonds Résilience mais il comporte 30 astérisques si bien que quasiment personne n’est éligible. En gros, l’Ile-de-France n’aide que les entreprises qui vont mourir dans un mois », estime Benjamin Koskas. Ce fonds, qui consiste en une avance remboursable de 3 000 à 100 000 euros, est réservé aux entreprises et structures de l’économie sociale et solidaire de 0 à 20 salariés, quels que soient leur statut et leur secteur d’activité, qui ont reçu un refus de prêt total ou partiel de la part de leur banque.

Sophie de Susanne. © Jgp

Rue de Lappe à Paris. © Jgp

Selon la Région, aucune autre aide n’est prévue pour l’instant pour les entreprises du secteur. Le volet 2 du Fonds de solidarité, élargi depuis la décision du couvre-feu et qui prévoit une aide de 10 000 euros notamment pour le secteur de l’hôtellerie-restauration, pourrait ne pas non plus s’appliquer à eux, car leurs établissements sont regroupés au sein d’un holding. De la part de la mairie de Paris, ils reconnaissent la suppression de la taxe sur les droits de voirie et l’autorisation d’extension des terrasses… mais elles sont inexistantes rue de Lappe. « Avec les rues de la Huchette, Daguerre, Princesse et Oberkampf, c’est l’un des pires endroits de la capitale compte tenu de la situation », reconnait Sophie de Susanne.

Une nuit parisienne standardisée

Financièrement, la situation se tend dangereusement. « Sur les huit sociétés, il y en a qui vont mal, voire très mal, et d’autres qui peuvent tenir », indique Sophie de Susanne. Selon elle, la situation est pire pour beaucoup de leurs collègues de la rue de Lappe : « Certaines affaires sont mortes même si ce n’est pas annoncé officiellement. ». Pour Benjamin Koskas, la municipalité doit prendre davantage conscience des risques sur la vie parisienne engendrés par cette catastrophe économique : « Il y aura des faillites, beaucoup de fonds de commerce disponibles. Mais qui sera en mesure de racheter dans un ou deux ans ? Des grands groupes étrangers. Ce sera un paysage de chaines étrangères, il n’y aura plus la diversité actuelle. » Richard Bontemps met aussi en garde contre la gourmandise de la grande distribution : « Ils vont faire des petites superettes où tu peux consommer, boire, mais ce sera sans âme. Il y en a notamment à Opéra et cela se développe partout à Paris. La question que doit se poser la mairie, notamment dans la perspective des JO, c’est celle de l’image qu’elle veut donner de Paris demain. »

 

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