Le cinéma dans l’économie francilienne (7/7) – Les salles indépendantes inventives face à la crise

Par la multiplication des ciné-clubs, ciné-événements et autres festivals à Paris, ou grâce à une politique foisonnante d’éducation à l’image en petite et grande couronne, les cinémas indépendants résistent mieux que les grands circuits commerciaux face à la baisse de fréquentation des salles obscures.

« De 195 à 220 millions de spectateurs par an en France, au cours de la dernière décennie, la fréquentation des cinémas, qui est remontée en 2023 à 180 millions de tickets vendus, ne parvient pas à retrouver l’étiage d’avant-Covid », résume David Henochsberg, pdg d’Etoile cinémas. Au Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), on confirme une baisse de fréquentation de 21,5 % entre 2013 et 2022, plus importante dans les multiplexes (- 21,5 % pour les cinémas de 12 écrans, – 27,5 % pour les 4 à 5 écrans, – 13,3 % pour les 2 à 3 écrans). C’est la bonne nouvelle : les cinémas d’art et essai, qui représentent 61 % des cinémas en France, soit 1 264 établissements en 2022 sur 2 061, s’en tirent plutôt mieux que les grands réseaux face à la crise de la fréquentation. Et l’Ile-de-France n’échappe pas à cette règle.

Le cinéma Le Reflet Médicis dans le 5e arrondissement de Paris. © Jgp

« On ne s’en sort pas trop mal, grâce à une politique événementielle extrêmement forte », raconte Clara Camon, directrice de la communication de Dulac cinémas, dont le siège demeure sis au sein du triangle d’or, rue Pierre Charron, dans le 8e arrondissement de Paris. « Nous ne faisons plus référence au taux de fréquentation d’avant Covid, que nous ne le retrouverons sans doute jamais. Mais nous nous battons sans cesse pour rendre nos salles les plus attractives possibles », poursuit-elle.

« Hurlequin » et « Harlequeer »

Les cinémas Dulac organisent ainsi une vingtaine de festivals chaque année, dont le Champs-Elysées films festival, qui célèbre le cinéma indépendant à la fois français et américain. Dans leurs cinq salles (L’Escurial, le Majestic Passy, seule salle de cinéma du 16e arrondissement de Paris, Le Majestic Bastille, le Reflet Médicis et l’Arlequin), les séances de ciné-club, de cinéma accompagné ou les avant-premières en présence de l’équipe du film se multiplient.

Dulac cinéma est l’un des principaux réseaux de cinémas indépendants parisiens. © Jgp

Comme ce dimanche de mars en fin de matinée, où la présentation d’El Castillo,  documentaire argentin sensible, qui dépeint le lent écoulement du temps au sein de la vaste demeure dont une servante a hérité de ses maîtres, s’effectue en présence de son réalisateur Martin Benchimol et de l’équipe du film. Dans un Majestic Bastille comble pour l’occasion.

Dulac cinémas a récemment inventé le « Hurlequin », à l’Arlequin, dédié aux films de genre et singulièrement d’horreur, animé par Nicolas Martin, à la fois critique et réalisateur de films. La possibilité d’ouvrir le bar du cinéma de la rue de Rennes ajoute de la convivialité à ces événements. « Harlequeer », autre concept, se consacre à la culture queer, orchestré par Florent Gouëlou, réalisateur, scénariste et acteur français. Folklore dragqueen et affluence garantis. « 35 mm mon amour », animé par l’auteur-réalisateur-conférencier Kevin Elarbi, attire pour sa part les amateurs de pellicule.

Présentation du documentaire argentin El Castillo au Majestic Bastille en présence de son réalisateur Martin Benchimol et de l’équipe du film. © Jgp

Des séances mêlant film et concert sont également organisées pour convaincre les Parisiens de quitter leur salon et leur home-cinéma. Enfin, un soin particulier est porté par les équipes de Dulac cinémas à la communication de ces événements, (newsletter, posts sur les réseaux sociaux, magazine mensuel papier gratuit avec Cinéma5 et présentation de l’ensemble de la saison sous le nom de baptême Kaléidoscope, lors d’une soirée de lancement).

Exigence et cohérence de la programmation

A Etoile cinémas, qui ne dispose plus que d’une salle dans Paris, le prestigieux Balzac, dans la rue éponyme, au droit des Champs-Elysées, David Henochsberg confirme que la vie des cinémas indépendants n’a rien de simple en 2024. Qui plus est lorsque l’on loue une salle située dans un des quartiers où les loyers demeurent parmi les plus chers au monde. Et où les cinémas, qui étaient pléthores au mitan du XXe siècle, ont vu leur nombre réduit comme peau de chagrin. A la défaveur de l’essor de la télé, à partir des années 1970-80, puis des plateformes, du home-cinéma et du streaming aujourd’hui. « Les Champs sont devenus un centre commercial de luxe , déplore David Henochsberg.

David Henochsberg, pdg d’Etoile cinémas. © Jgp

Etoile cinémas estime à 15 % la baisse de fréquentation du Balzac par rapport à l’avant-Covid. Une décrue moindre que celle que subissent les réseaux de cinéma classiques liée, explique-t-il, à l’exigence et la cohérence de la programmation du Balzac, et à la multiplication des animations et des séances exceptionnelles. « Un de nos enjeux réside dans le renouvellement des publics », poursuit-il.

Si les 15-25 ans demeurent la tranche d’âge qui va le plus au cinéma, elle y va moins qu’avant et massivement pour voir les films qui figurent en tête du box-office. La clientèle des cinémas indépendants est vieillissante. En cause en partie, le prix des billets, estime David Henochsberg, même si le sujet est discuté (voir encadré ci-dessous).

Etoile cinémas organise un festival russe, désormais également ukrainien. Son directeur évoque des investissements massifs, pour renouveler les fauteuils, rénover le hall du Balzac. Etoile exploite également le Capitole à Suresnes (Hauts-de-Seine) et le Cosmos de Chelles (Seine-et-Marne), où la fréquentation se maintient. Il porte un projet de création de salle à Milly-la-Forêt (Seine-et-Marne), qui en est aujourd’hui dépourvu. Comme l’ensemble de ses pairs, David Henochsberg souligne l’importance des aides publiques dont bénéficient les cinémas d’art et d’essai, sans lesquelles aucun ne pourrait survivre (voir encadré ci-dessous).

L’Entrepôt en pleine forme

Dans la salle de restaurant de l’Entrepôt, dans le 14e arrondissement, cinéma fondé par Frédéric Mitterrand au milieu des années 1970, Priscilla Gessati, qui le dirige, également présidente de l’association des cinémas indépendants parisiens (CIP), qui fédère 25 cinémas art et essai parisiens, ne cache pas sa satisfaction face à un nombre d’entrées exceptionnel, en hausse de plus de 30 % en 2022, croissance poursuivie avec + 7 % en 2023, qui fait mentir les statistiques. Le cinéma se spécialise dans une programmation de continuation, proposant des films quelques semaines après leur sortie. Et applique les mêmes recettes que les autres, en multipliant les animations et évènements. Par exemple en organisant un ciné-club thématique pour les sourds et malentendants ou un ciné « jeunes parents », avec programmation choisie et table à langer dans la salle.

Au sein de l’association des cinémas indépendants parisiens (CIP), Priscilla Gessati orchestre, outre l’accueil des scolaires chez ses adhérents, divers groupes de travail. L’un d’eux porte sur l’accompagnement de la transition énergétique des cinémas vers des contrats de fourniture en électricité plus verte, alors que les salles, grandes consommatrices d’énergie, ont été lourdement pénalisées par l’inflation récente.

Priscilla Gessati, directrice de L’entrepot et présidente de l’association des cinémas indépendants parisiens (CIP). © Jgp

Alors que la fréquentation décroît globalement, malgré un ressaut ces derniers mois, la récente grève à Hollywood, pour protester contre la concurrence faite aux métiers du cinéma par l’essor de l’intelligence artificielle, réduisant drastiquement le nombre de blockbusters potentiels à l’affiche, fait craindre une année 2024 en deçà de 2023. Mais tout n’est donc pas perdu, loin de là, pour les cinémas indépendants, dont le réseau va prochainement s’agrandir dans Paris avec le come-back de la Pagode, seul cinéma du 7e arrondissement, qui doit rouvrir ses portes en 2025, repris par Charles S. Cohen, principal distributeur de films indépendants aux États-Unis.

 

L’éducation à l’image sacerdoce des cinémas municipaux et associatifs 

En petite et en grande couronne, les établissements d’art et essai, municipaux ou associatifs, réinventent le cinéma pour attirer des publics jeunes et éloignés de la culture traditionnelle dans les salles. Avec succès. 

Dans ses bureaux de Montreuil, Vincent Merlin, le directeur de Cinémas 93, qui fédère et accompagne les cinémas indépendants de Seine-Saint-Denis, souligne d’emblée la différence entre les établissements parisiens, tous privés à l’exception du Louxor (10e arr.) – opéré dans le cadre d’une délégation de service public attribuée par la mairie de Paris à Haut et court -, et les cinémas de banlieue, très majoritairement municipaux ou associatifs. La sociologie de départements tels que le Val-de-Marne ou la Seine-Saint-Denis ne permet pas à des cinémas art et essai privés de survivre. La sociologie de départements tels que le Val-de- Marne ou la Seine-Saint-Denis ne permettant pas à des cinémas art et essai privés de survivre, « les collectivités locales ont généralement racheté le ou les derniers établissements à fermer leurs portes dans les années 1970-80, lorsque les multiples salles créées dans la première partie du XXe siècle ont été décimées par l’essor de la télévision, explique Didier Kiner, le directeur de l’Association cinémas de recherche d’Ile-de-France (Acrif). Les grandes salles mono-écrans, de plusieurs centaines de places, n’ont pas survécu à cette période de désertification cinématographique ».

Didier Kiner, directeur de l’Acrif. © Jgp

Créé en 1995 pour organiser les rencontres cinématographiques de Seine-Saint-Denis, Cinémas 93, un des six réseaux de salles indépendantes que compte l’Ile-de-France, a recentré son activité sur l’accompagnement de l’animation des projections de ses adhérents. Avec une inventivité débordante. L’association propose des séances de ciné-spectacles, croisant les arts, mixant par exemple films muets, conteurs et musiciens. 50 % des salles du réseau dionysien sont également dédiées au spectacle vivant, facilitant l’exercice. Entre autres outils de médiation, Cinémas 93 a inventé une « gamebox », itinérante, qui permet d’organiser des séances de jeux vidéo dans des salles de cinéma, les jeunes gamers alternant parties d’e-sport et visionnage de films, des pédagogues attirant leur attention sur les correspondances entre les univers ludiques et cinématographiques. Autre initiative originale, un « vidéomaton » permet aux jeunes spectateurs de se filmer en train de critiquer le film qu’ils viennent de voir, conformément à l’esprit des « battles », joutes oratoires auxquelles ils sont habitués par ailleurs. Autant de capsules vidéos favorisant ensuite le bouche-à-oreille et assurant à ces projections une notoriété accrue.

Faire du cinéma un vecteur d’inclusion

L’association permet aussi à des scolaires de réaliser eux-mêmes des métrages, « afin d’allier le voir et le faire ». Le festival « Côté court » distingue ainsi les courts métrages réalisés par des cinéastes autodidactes. « Beaucoup de jeunes ont une pratique amateur de l’image. Nous tentons de les aider à obtenir la reconnaissance de professionnels », souligne Vincent Merlin, qui assure à son tour que les salles de son réseau résistent mieux à la crise que les multiplexes.

Vincent Merlin, directeur de Cinémas 93. © Jgp

Même ferveur cinéphilique et même engagement social dans le Val-de-Marne, où Liviana Lunetto, déléguée générale de l’association Cinéma public Val-de-Marne, évoque le festival de cinémas organisé chaque année, en 2024 sur le thème du voyage, l’an prochain sur celui des émotions. Manifestation qui passe par la prison de Fresnes, où un groupe de détenus volontaires choisissent leur court-métrage préféré, autre façon de faire du cinéma un vecteur d’inclusion. En Essonne, le directeur de Cinessonne Eric Dalizon se réjouit pour sa part de l’appropriation par les habitants du cinéma itinérant que propose son association aux villages et petites villes dépourvus de cinéma. Une centaine de projections sont ainsi organisées chaque année aux quatre coins du département.

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