Vêtus de chasubles bleu ciel et de sacs en tissu siglés « Nuit de la solidarité », ils étaient près de 2 000 bénévoles à déambuler, le 15 février 2018, dans les rues parisiennes afin de recenser de manière anonyme les personnes en situation de rue, quand les places en hébergement d’urgence sont saturées.
Plus tôt, en fin d’après-midi, la mairie de Paris accueillait sous les ors un parterre d’invités : acteurs associatifs, du culte, élus… tous rassemblés autour de la lutte contre la grande exclusion. L’évènement fait office de première à l’échelle nationale, mais s’inspire et s’appuie sur le soutien de la Fondation Bloomberg. Du nom de l’ancien maire de New York qui a mis en place, il y a dix ans maintenant, cette action annuelle de “street counting”. Paris s’ajoute ainsi à une courte liste de villes organisatrices comme Athènes, Bogota et Mexico City.
L’objectif de cette opération, explique Anne Hidalgo, est de dresser “une photographie de la réalité” en matière de grande exclusion à Paris, et de “commencer à dessiner des pistes de solution”. C’est aussi, selon l’édile, “une opportunité extraordinaire pour tisser ces liens de maillage de solidarité et de fraternité”, pour des Parisiens pas forcément familiers du bénévolat, mais qui “n’en peuvent plus de voir cette misère, de la côtoyer, sans savoir ce qu’ils peuvent faire”.
Si, à la mairie, on assure que l’évènement est réfléchi et organisé depuis des semaines, la controverse, elle, est plus récente. Depuis une semaine, on s’interroge notamment sur l’aspect éthique de ce recensement qui se différencie d’une maraude sociale, quand d’autres dénoncent une énième opération “com’” de la Ville. Auxquels il faut ajouter les propos polémiques du secrétaire d’Etat au Logement, Julien Denormandie, assurant en janvier dernier que seule “une cinquantaine d’hommes isolés (vivaient dans la rue) en Ile-de-France”.
La lente marche vers le “zéro sans-abri”
Ce soir de « Nuit de la solidarité », aucun chiffre ne filtrera à l’issue des maraudes. Collectés, recoupés et analysés, les résultats du recensement seront dévoilés la semaine prochaine par la mairie de Paris et les associations partenaires qui ont été près d’une quarantaine à mobiliser leurs équipes pour cette opération. La RATP, la SNCF et les hôpitaux de Paris sont également mis à contribution pour recenser les personnes dans leur secteur.
Du côté des associations, comme le Samu social, ATD Quart monde ou France terre d’asile, le ton est à la satisfaction mais cache des attentes bien plus grandes et la volonté de voir cette opération renouvelée dans l’année, et pas seulement dans les périodes de grand froid. Rappelant la promesse d’Emmanuel Macron, qu’en 2017, plus personne ne dormirait dans la rue, Eric Pliez, président du Samu social de Paris, se veut plus pragmatique: “zéro personne à la rue, cela prend du temps. Mais ce soir marque le top départ pour aller vers cet objectif”.
Dans cette “lutte contre l’invisibilité des personnes à la rue”, Pierre Henry, directeur général de l’association France terre d’asile, espère “la construction par la suite d’une réponse de coconstruction, de manière totalement transpartisane”.
300 équipes
Avec près de 2 000 participants, regroupés en 300 équipes pilotées chacune par un travailleur social, ce sont toutes les mairies d’arrondissement qui ont été mobilisées, sans exception et quelle que soit la cartographie parfois disparate en matière de sans-abri.
Comme à la mairie du 3e arrondissement, où la soirée solidaire tranche avec la célébration du Nouvel an chinois quelques étages plus bas. Dans une grande salle où un lustre monumental illumine des bancs en velours rouge, près d’une trentaine de bénévoles font connaissance, regroupés en petits groupes, autour d’un travailleur du Samu social.
Dans l’équipe “3-5”, c’est Eric Behle, travaillant dans un centre de femmes seules d’Ivry-sur-Seine, qui chapeaute un groupe exclusivement féminin. Hélène, Sharon, Véronique et Carmella n’ont quasiment aucune expérience du bénévolat, si ce n’est “quelques signalements au 115” pour Sharon.
A hauteur d’homme
Avant le top départ des maraudes prévu à 22 h, les bénévoles devront suivre deux heures de formation animées par un agent de la direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé et la directrice générale adjointe d’Emmaüs solidarité Aurélia El Hassak. Avant la prise de parole, Eric, d’une voix grave et chaleureuse, distille ses derniers conseils : “Il y a une distance thérapeutique à avoir, ne pas déranger, ne pas forcer… le sans-abri est dans son monde, vous venez d’un autre monde, vous venez vous introduire dans sa vie, alors il faut frapper à la porte avant. »
“Savez-vous où vous dormirez ce soir ?” “Avez-vous un animal de compagnie ?” “De quoi avez-vous besoin ?” “Depuis quand vivez-vous à la rue ?” : plusieurs formulaires sont fournis, des questionnaires visant à compter, mais à préciser le parcours de la personne rencontrée, en situation de rue. Une autre fiche de signalement permet, elle, de alerter sur une personne dont l’équipe peut estimer qu’elle est en danger et nécessite une prise en charge urgente.
Parler “à hauteur d’homme”, d’une voix basse, ne pas réveiller une personne qui dort, ne pas être plus de deux personnes pour entamer une discussion, les autres restant en retrait… tout autant de conseils pouvant paraître minimes, mais essentiels pour essayer d’obtenir la confiance, et un profil le plus précis possible des personnes rencontrées.
“Il est possible que vous ne rencontriez personne”, prévient franchement Aurélia El Hassak, qui développe, sur un ton ironique “beaucoup de places ont été ouvertes ces derniers jours, selon la gestion thermomètre qui tend à faire culpabiliser davantage en période de grand froid, il y a effectivement beaucoup moins de personnes dans la rue”. Alors que les températures sont passées au positif depuis une semaine, elle précise, “les salles ont été laissées ouvertes pour cette soirée, c’est bon pour le politiquement correct.
Déclic
Chaque groupe se faisant attribuer un secteur du 3e arrondissement, le groupe d’Eric Behle quadrillera un secteur en triangle, allant de la rue de Bretagne au boulevard du Temple en passant par la rue Saintonge.
Après quelque 5 min de marche, l’équipe aperçoit sur le trottoir opposé un long corps emmitouflé dans un duvet, sur le parvis d’un traiteur grec. Véronique reconnaît l’homme, Roumain, et habitué du quartier. Après un briefing collectif, l’habitante du 3e arrondissement se dirige avec Eric Behle vers l’homme allongé.
Malgré sa faible maîtrise du français, l’homme gesticule beaucoup dans un mouvement hyperactif des mains. Après 20 min d’entretien, toutes les cases du questionnaires sont cochées. Et Véronique, de regretter d’une voix basse, “depuis huit ans qu’il est ici, et que je le croise, il m’a fallu 15 min pour lui adresser la parole pour la première fois […] c’est irritant, je me dis comment il peut être encore ici depuis huit ans, mais il me renvoie l’image de ma propre impuissance.”
Ce soir-là, l’équipe ne rencontrera qu’un seul sans-abri, deux autres, mobiles, ne seront pas comptabilisés par crainte de doublonner. Mais l’équipe féminine confie, unanime, « nous réfléchirons davantage à comment nous rendre plus utiles à l’avenir ».