Tribune libre : « Le manque d’espaces verts, talon d’Achille de l’urbanisme parisien »

Par Yves Jouanique, ingénieur, Bernard Landau, architecte voyer honoraire de la ville de Paris, Gwenaël Querrien, critique architecture-ville-paysage et Simon Ronai, urbaniste géographe.

On le sait depuis très longtemps, le talon d’Achille de Paris, comparé aux autres grandes capitales européennes, est son manque d’espaces verts publics. Pour une ville aussi dense et intensément fréquentée que Paris, le réchauffement climatique, on le comprend aisément, remet ce sujet au rang des priorités des prochaines années, comme l’est aussi la question du logement social, ces deux objectifs majeurs pouvant s’avérer contradictoires.

Le PLU adopté en 2006 est en révision et porte le nom de PLU bioclimatique. En juin 2023, le Conseil de Paris a voté le projet qui sera soumis prochainement à enquête publique. Nature, biodiversité et espaces verts y tiennent une place très importante. Ainsi, le plan d’aménagement et de développement durable du futur PLU fixe comme objectifs pour Paris 1 300 ha de surfaces désimperméabilisées supplémentaires à l’horizon 2050 et 300 ha de nouveaux espaces verts ouverts au public à l’horizon 2040. Ce chiffre de 300 ha est fixé en référence à la norme de l’Organisation mondiale de la santé qui, pour les villes, recommande 10 m² minimum d’espaces verts par habitant. Avec ses deux bois, Paris en compte aujourd’hui 8,7. Cette norme prête elle-même à interprétation et, dans ce domaine, les Parisiens ne sont pas tous logés à la même enseigne. Un débat sur la question a eu lieu au dernier conseil de Paris et on attend des précisions avant l’enquête publique.

Bernard Landau, architecte voyer honoraire de la Ville de Paris, Yves Jouanique, Ingénieur, Gwenaël Querrien, critique architecture-vile-paysage et Simon Ronai, urbaniste géographe. © DR

Ces objectifs sont-ils réalisables ? Le débat est sur la place publique. Dans ce domaine complexe, une guerre des chiffres pourrait escamoter bien des questions.

Tous les m2 « d’espaces verts » ne se valent pas en termes d’îlots de fraîcheur et de biodiversité. Une pelouse est bien moins efficace qu’un bois, une place plantée qu’un square, et les appellations « rue jardin » où « cour oasis » ne sont pas gages de fraîcheur. Tout dépend du contexte : orientation, nature des sols, couleurs du bâti… Créer de nouveaux espaces verts et ouvrir au public des espaces verts existants n’est pas non plus équivalent ; l’un est assurément positif à tous points de vue, l’autre peut être une régression pour la biodiversité et l’action climatique. En effet, l’accès totalement libre du public aux espaces verts peut aboutir à des catastrophes – il n’est que de voir l’état pelé du Champ de mars – et il faut savoir préserver d’une fréquentation excessive les secteurs existants riches en biodiversité comme la petite ceinture.

1/ Où en est Paris ? Quelle évolution sur ces 50 dernières années ?

Après les grands travaux d’Haussmann et d’Alphand de la seconde moitié du XIXe siècle et la ceinture HBM de l’entre-deux guerres, la pénurie de jardins dans Paris – en partie occultée par les réponses apportées par l’urbanisme fonctionnaliste – est identifiée dès la fin des années 1950 [1]. Après la réorganisation de la région parisienne effective en 1967 (l’Atelier parisien d’urbanisme – Apur – est créé la même année), le travail du Conseil de Paris et de l’administration anticipe en partie les décisions prises après l’élection d’un maire de Paris en 1977 [2]. Les travaux préparatoires du VIe plan pour l’aménagement de Paris insistent sur l’urgente nécessité de nouveaux espaces verts [3]. Bernard Lafay [4], alors président du Conseil de Paris, rédige en 1975 une petite brochure « Schéma d’un plan vert pour Paris [5] » dont la lecture reste d’une étonnante actualité. Que proposait-il ?

« Planter 60 000 arbres supplémentaires au cours du dernier quart du XXe siècle, réaliser en 15 ans 85 ha d’espaces verts nouveaux grâce aux opérations de rénovation urbaine, créer 69 ha de réserves d’espaces verts localisées sur 63 emplacements dans Paris en attente d’un plan de financement, négocier avec l’État l’acquisition de 90 ha mal utilisés du domaine SNCF pouvant être transformés à terme en espaces verts (70 % en pleine terre et 30 % sur dalle), ouvrir au public 75 ha des 300 ha d’espaces verts privés recensés à Paris, créer un « semis de verdure » dans Paris (verdissement des cours pavées, des murs plantés, protection des espaces verts privés, futurs espaces verts intérieurs protégés du POS de Paris), créer des cheminements piétonniers verts dans la ville…. ». Tout ou presque était dit et ces propositions, ambitieuses et pragmatiques, ont très longtemps inspiré la politique menée dans ce domaine.

La superficie – hors bois – des parcs et jardins parisiens (ville de Paris et État) était en 1974 d’environ 365 ha, sur les 8 400 ha de la Ville. Elle est aujourd’hui de 584 ha (7 % de la superficie totale) – toujours hors bois -, soit une augmentation de 219 ha en 50 ans : 141 ha entre 1974 et 2001 dans une conjoncture très favorable, et 77,7 ha entre 2001 et 2021. [6]

De 1974 à 2000, les efforts conjugués de l’État (parc de la Villette, 55 ha dont 35 de jardins) et de la Ville ont permis, sur la base d’études détaillées de l’Apur engagées dès 1969, la réalisation de nouveaux grands parcs : Bercy, Citroën, Belleville, Georges Brassens, les Halles, la promenade plantée du viaduc Daumesnil, celle du mail Manin-Jaurès dans le 19e arrondissement et de nombreux squares.

Le jardin de Belleville. © Jgp

La conjoncture était très favorable, notamment avec le départ des dernières usines et d’autres activités de Paris – Abattoirs Vaugirard dans le 15e et de la Villette dans le 19e, site de Bercy (12e), usines Citroën (15e) – et la possibilité d’inclure la réalisation de parcs dans le périmètre de grandes opérations d’aménagement. Par ailleurs, à cette époque, le principe tacite qui prévalait dans la plupart des cas entre les grands propriétaires publics (SNCF, RATP, AP-HP) et la ville de Paris était de réserver 30 % de la surface des projets urbains à des espaces verts, ceux-ci étant acquis à 20 % de la valeur d’un terrain constructible.

Mais après 2008, l’action publique a dû s’adapter au contexte de la mondialisation, aux retombées de la crise des subprimes, à l’accentuation des politiques néo-libérales et à la diminution de foncier disponible, donc à l’augmentation de la spéculation foncière et immobilière. Désormais chaque propriétaire public négocie âprement pour obtenir le meilleur prix de son terrain. Le temps long de l’urbanisme s’est calqué sur le temps plus court des retours sur investissements des fonds de pension très présents dans les domaines de l’aménagement et de l’immobilier. Les « 30 % » réservés aux espaces verts sont passés à la trappe. L’équipe élue en 2001, qui avait annoncé 30 ha de nouveaux espaces verts par mandature, n’a sans doute pas assez anticipé cette évolution du marché. Il est plus coûteux et donc plus difficile de faire des jardins que de construire des bâtiments, a fortiori à Paris du fait de son attractivité, ceci même si le programme des projets d’aménagement lancé depuis 2001 a concerné près de 940 ha.

Le bilan depuis 2001 est pour autant loin d’être négligeable : le grand parc de 10 ha de la ZAC Clichy-Batignolles, les 4,5 ha des jardins d’Éole dans le 19e arrondissement, le nouveau jardin des Halles, de nouveaux squares Porte des Lilas et de la Porte de Vanves sur le boulevard périphérique, le square Truillot dans le 11e, le square Juliette Dodu dans le 10e, un nouveau jardin dans Paris Rive-Gauche, un autre dans la ZAC Rungis, une première tranche du parc Chapelle Charbon dans le 18e ; enfin la création, partout où cela était possible, de nombreux jardins de proximité – une politique très appréciée des habitants – dont certains sont ouverts à l’agriculture urbaine ou à des gestions locales associatives. Il faut inclure dans ce bilan du « verdissement de l’espace public », de nombreuses initiatives dans les équipements comme les « cours oasis » des écoles, la fermeture à la circulation des voies rapides des berges basses de la Seine sur plusieurs kilomètres, l’aménagement paysager de tronçons de la petite ceinture, l’ouverture au public du jardin d’agronomie tropicale dans le bois de Vincennes… Bref le bilan ne se résume pas seulement à la densification du bâti.

2/ 300 ha supplémentaires d’espaces verts ouverts au public en 2040 ?

Selon l’Apur, le taux des espaces non bâtis des 77 000 parcelles de Paris (y compris celles des équipements et des parcs et jardins) est de 47 %. Si l’on considère seulement les espaces non bâtis végétalisés de cet ensemble (donc possiblement perméables ou en pleine terre), ce taux est de 20 % soit 1 410 ha [7]. Si l’on exclue les parcs, jardins, cimetières et terrains de sport ce taux tombe à 14 %, et représente environ 700 ha. Cette dernière superficie, comme on le sait, est très inégalement répartie (très faible au centre et dans certains arrondissements du nord-ouest). En ce qui concerne l’espace public de voirie, 5 % de sa superficie, soit 130 ha, sont déjà perméables (espaces végétalisés, jardinières, pieds d’arbres, talus…). Il est possible, disent les diagnostics des services de la Voirie, de désimperméabiliser et végétaliser encore 100 ha.

« À l’évidence, à moins de démolir des îlots bâtis, vouloir créer 300 ha de nouveaux parcs et jardins ouverts au public semble peu réaliste ». © Jgp

La réalité de ce diagnostic montre néanmoins qu’il n’y a pas de réserves mobilisables à la hauteur des objectifs affichés. Pour objectiver les choix, on manque par ailleurs pour l’instant d’un état des lieux actualisé de la biodiversité dans Paris.

Le PLUb annonce et localise 52,5 ha (ou 60 selon les sources) d’espaces verts appartenant aux typologies de parcs et jardins ouverts au public, ce qui est déjà conséquent. D’autre part, 130 ha sont identifiés hors PLU (le parc de Seine, la Petite Ceinture, des parcs privés et les concessions à ouvrir au public, la végétalisation de l’espace public viaire ou, nouveau concept, des « rues jardins » en projet). Pour l’essentiel, il s’agit d’espaces existants que l’on ne peut pour autant tous qualifier d’espaces verts. On arrive à ce stade à 182,5 ha, le reste, soit 117,5 ha, serait à trouver ultérieurement d’ici à 2040. Reste à chiffrer quels efforts budgétaires sont nécessaires à la réalisation d’une telle ambition, et sur combien d’années ? Autre question pendante : comment arbitrer entre création d’espaces verts et réponse aux besoins de logements sociaux et d’équipements ?

Dans son avis sur le projet de PLU bioclimatique publié le 13 septembre dernier, la Mission régionale d’autorité environnementale (MRAe) [8] recommande à la Ville de Paris de «démontrer de manière spatialisée la capacité du tissu parisien, avec les moyens mis en œuvre par le PLU, d’offrir 1 300 ha de terrain à désimperméabiliser et d’ouvrir au public les 300 ha d’espaces verts supplémentaires annoncés… » [9].

3/ Moins de « com' », plus de vérité.

Adapter Paris au changement climatique est un défi complexe qui se décline sur plusieurs fronts : la création ou l’amélioration de nombreux îlots de fraîcheur pour tempérer l’îlot de chaleur global que constitue la ville dense, ainsi que l’adaptation massive du bâti (isolation, énergies vertes…). Ces deux premiers objectifs mobiliseront d’énormes moyens publics et privés. S’ajoute à cela l’évolution des mobilités décarbonées qui ne s’arrête pas aux portes de Paris et qui a aussi des implications financières.

L’augmentation de la place de la nature dans Paris (espaces verts publics, préservation de la biodiversité, désimperméabilisassions massive des sols…) sont autant d’objectifs de principe à pondérer selon la densité et la morphologie des quartiers. À l’évidence, à moins de démolir des îlots bâtis, vouloir créer 300 ha de nouveaux parcs et jardins ouverts au public semble peu réaliste. Reste que, en tenant compte du temps nécessaire au développement des végétaux et des moyens à mobiliser, la surenchère politicienne sur les chiffres peut être l’ennemie d’un projet global, détaillé et adapté qualitativement à la diversité des situations des quartiers de Paris.

Square, boulevard Richard Lenoir. ©Jgp

On attend pour cela des précisions cartographiées dans les atlas du PLU bioclimatique sur la sanctuarisation des espaces de nature existants, une meilleure protection de la non-constructibilité des espaces sportifs de plein air, la confortation avec nos voisins de ce qui reste de la ceinture verte autour de Paris et celle d’un grand Parkway aux abords immédiats du boulevard périphérique, la liste précise des 52,5 (ou 60 ?) ha des nouveaux parcs et jardins publics parisiens. Corollaire incontournable, le budget des services des parcs et jardins doit être à la hauteur des ambitions de la Ville, afin de retrouver des compétences internes qui ont fait les heures de gloire des jardins de la capitale, de permettre la réalisation des nouveaux projets et d’assurer un entretien digne de ce nom de l’ensemble des parcs, jardins et espaces publics végétalisés, enfin de rétablir la présence indispensable des gardiens des squares parisiens connaissant leur territoire.

Étant donné la faible superficie de Paris intramuros, il va sans dire que, dans ce domaine comme dans bien d’autres, l’objectif “espaces verts” doit désormais s’inscrire dans une vision élargie et partagée prenant en compte les grands paysages et les corridors des trames vertes et bleues, analysés dans le Scot métropolitain et dans le projet de Sdrif-E régional, sans évacuer d’autres impératifs… Un beau chantier en perspective.

[1] « La pollution atmosphérique à Paris et dans le département de la Seine », Revue de la pollution atmosphérique, no 20, octobre-décembre 1963, p. 655-696 ; Urbanisme, no 74, 1962, et no 84, 1964 ; Les Cahiers de la ligue urbaine et rurale, no 7, 1er trimestre 1965.
[2] Le 1er janvier 1968 le conseil municipal de Paris et le conseil général de la Seine sont remplacés par le Conseil de Paris, qui exerce à la fois les compétences d’un conseil municipal et celles d’un conseil général. Ce n’est qu’en 1977 que Paris devient municipalité de plein exercice avec l’élection de jacques Chirac qui conforte la position majoritaire des gaullistes. Jean Tibéri lui succède (1995-2001), puis Bertrand Delanoë (2000-2014) et, depuis 2014, Anne Hidalgo.
[3] Les Grandes orientations du développement de Paris, Préfecture de Paris, octobre 1970, p. 41-42. Les Espaces verts à Paris. Historique, situation actuelle, prospective, Paris, Imprimerie municipale, 1971.
[4] Bernard LAFAY, (8/9/1903- 13/2/1977) médecin, ancien résistant, très impliqué dans les théories hygiénistes qui ont influencé l’adoption du PUD de Paris, l’éradication des quartiers insalubres des années 1960 et l’ouverture de la ville a l’automobile, a été à l’origine de la réforme du statut de Paris. Il fut le dernier président du Conseil de Paris (1975-1977).
[5] Brochure rédigée dans un style que ne renieraient pas les courants écologistes radicaux des années 1990.
[6] Il importe lorsqu’on aborde ces sujets de visualiser les échelles de grandeur dont on parle. 300 ha de nouveaux espaces verts, c’est par exemple trois fois la superficie du 2e arrondissement ou 11 fois la superficie des Buttes Chaumont, plus grand parc de Paris : le square du Temple dans le 3e arrondissement a une surface de 7 700 m2, le parc Martin Luther King, dernier grand parc livré et 8e de Paris par sa surface, fait 10 ha. Les deux bois, couvrent 1 804 ha [6], auquel il faut ajouter la petite ceinture et la ceinture verte et, bien sûr la Seine et les canaux comme « trames vertes et bleues » structurantes du territoire parisien et au-delà.
[7] Dans les parcelles les surfaces perméables sont estimées via le couvert végétal et pondéré (le chiffre retenu est certainement surestimé (Apur diagnostic préalable du PLU bioclimatique).
[8] Sa mission est de donner un avis dans le champ de l’environnement au regard des textes et lois en vigueur.
[9] Avis délibéré sur le projet de plan local d’urbanisme (PLU) de Paris à l’occasion de sa révision ; APPIF-2023-067 du 13/09/2023 ; recommandation 33 page 43.

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