D. Alba : « Un nouveau cycle s’ouvre pour l’immobilier et au-delà »

Alors que la métropole est une des agglomérations les plus touchées par la suroccupation des logements, Dominique Alba (*), directrice générale de l’Apur, décrit la façon dont la crise sanitaire interroge l’urbanisme, l’habitat et leur conception dans le Grand Paris. Pour l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) un nouveau cycle s’ouvre pour l’immobilier et l’urbanisme, exigeant une remise en question de la valeur et du sens, au-delà même des programmes.

– Quel regard porte l’Apur sur les évolutions des règles d’urbanisme suite à la pandémie du coronavirus ?

Dominique Alba. © Jgp

Les travaux devront être approfondis mais une première analyse des données montre que l’âge, la pauvreté, la suroccupation et l’offre de services constituent des facteurs déterminants de l’inégalité face à la pandémie, bien davantage que l’âge du bâti et les formes urbaines. Le nombre de décès survenus en Ile-de-France était, du 1er mars au 17 avril, de 18 900, contre respectivement 9 800 à la même période pour 2019 et 10 800 pour 2018.

Les départements des Hauts-de-Seine et de Seine-Saint-Denis restent ceux qui enregistrent les plus forts excédents de décès par rapport à 2019, leur nombre a plus que doublé entre les deux années : Seine-Saint-Denis (+223 %), Hauts-de-Seine (+ 232 %). Les Hauts-de-Seine se distinguent par une plus forte présence de personnes âgées et une offre d’établissements pour personnes âgées particulièrement développée au regard du reste du territoire. La Seine-Saint-Denis accueille une population modeste, l’espérance de vie y est globalement plus faible, et le taux de suroccupation des logements particulièrement important.

– Et à Paris ?

A Paris, l’excédent des décès est de 175 % entre les deux années, un taux supérieur à la moyenne régionale (+ 92 %), Paris se distinguant par une forte densité de population, des situations de suroccupation, mais aussi des services qui ont permis de limiter l’impact de l’épidémie.

– La crise sanitaire accentue les méfaits de la suroccupation ?

La suroccupation et plus globalement le confort des logements représentent un enjeu social et humain majeur au moment où la crise sanitaire liée au Covid-19 contraint 67 millions de Français, dont 7 millions d’habitants du Grand Paris, à vivre confinés dans leur logement. Sur 3,15 millions unités dans la métropole du Grand Paris, 434 380 sont suroccupées, 819 987 sous-occupées et 1 892 950 occupées « normalement ». 1,8 million d’habitants du Grand Paris vivent dans ces 434 380 logements suroccupés, faisant de la MGP une des métropoles françaises les plus touchées par ce phénomène. Et la Seine-Saint-Denis ressort comme une zone la plus touchée par cette forme de mal-logement avec, entre autres, les territoires de Plaine Commune (38 % des ménages), Terres d’Envol et Est Ensemble (30 % des ménages).

Cette situation s’explique par différents facteurs, qui tiennent d’abord à la structure du parc de logements : une grande majorité d’appartements, des logements plus petits qu’ailleurs (en moyenne de trois pièces dans la MGP contre quatre en France). Le coût élevé des logements ainsi que le faible taux de rotation, notamment dans le parc social, expliquent aussi les difficultés de parcours résidentiel des ménages, dont une part renonce à déménager quand la famille s’agrandit.

– Les facteurs socio-économiques jouent également ?

La suroccupation augmente avec la taille du ménage. Ces situations sont ainsi beaucoup plus fréquentes pour les familles en couple avec des enfants. Dans tous les territoires métropolitains, la suroccupation est de deux à trois fois plus fréquente pour les ménages des catégories sociales modestes (46 % des ouvriers et 31 % des employés sont concernés contre 16 % des cadres et 5 % des retraités). 40 % des ménages immigrés sont en situation de suroccupation (contre 16 % pour les ménages non-immigrés).

Logements sociaux à Clichy-sous-Bois. © Jgp

– Vous insistez aussi sur l’accès à l’espace et aux services pendant le confinement ?

La taille du logement, la présence ou non d’un espace extérieur praticable (par exemple sans bruit), la présence des commerces de première nécessité dans un rayon d’un kilomètre, la capacité à télétravailler, la qualité de la connexion internet et le niveau d’équipement du logement, et enfin la présence d’un service de santé (pharmacie, centre de soin, etc.) apparaissent alors comme des critères essentiels pour définir l’attractivité d’un lieu ou d’un quartier. Ces critères résonnent fortement avec la « ville du 1/4 d’heure » largement plébiscitée pendant la campagne des municipales, et dont il est assez facile de dresser l’état des lieux, et donc les situations de carence.

Nous pourrions accélérer la mise en œuvre de priorités déjà identifiées en laissant une large place aux services, par exemple dans tous les rez-de-chaussée, voire renforcer les services mobiles si la carence est trop grande, comme cela existe déjà. Nous pourrions libérer les toits et les parkings de surface pour augmenter l’espace libre, et faciliter, dans les rénovations des tissus existants et en particulier les « grands ensembles », les additions de surfaces qui jouent à la fois des rôles de régulateur thermique et offrent des « espaces en plus » surfaces additionnelles qui, dans certains cas, aideraient pour équilibrer les opérations de rénovation.

– Quel impact sur la conception de l’espace public ?

Disposer d’espace est crucial. La mutation de l’espace public et des mobilités pourrait nous guider vers une souplesse d’usage. Il est intéressant d’observer que les aménagements provisoires, les usages temporaires sont aujourd’hui plébiscités pour accélérer la transformation de l’espace public au service de la distanciation physique : suppression de places de stationnement pour des usages de commerce ou de terrasse, ou simplement pour laisser de la place aux piétons, généralisation de zones de rencontre à vitesse limitée et offre d’espace avec les permis de verdir, les rues aux enfants et, demain sans doute, la généralisation d’un usage chrono-topique qui réservera les rues selon les jours et les heures – heures de livraison, heures pour les enfants au moment des sorties d’école, heures de samedi et de dimanche.

– Un nouvel indicateur mesure le rapport capacité/espace consommé ?

Ce ratio guide maintenant de grandes métropoles (New York, Madrid, Milan, Berlin, Bruxelles, etc.) pour favoriser les aménagements cyclables, voire piétons, plus performants en termes de flux qu’une file de circulation automobile… 28 % de la surface de Paris est de l’espace public, 15 % en petite couronne, la ville dense doit partager son espace public, la ville peu dense doit préserver sa nature et ses jardins privés.

Les Champs-Elysées. © Jgp

– Le confinement confirme l’impact négatif du trafic automobile sur la qualité de l’air ?

Oui. L’impact du confinement sur la réduction du trafic automobile a eu des effets très significatifs sur l’amélioration de la qualité de l’air et de l’ambiance sonore : une forme de test grandeur nature permettant d’atteindre des objectifs fixés à 2030 voire plus, qui réinterroge chacun d’entre nous sur la manière d’en tirer des enseignements et de les atteindre de nouveau dans le monde d’après, avec cette fois un bouquet de services amplifié (nouvelle forme de télétravail, de consommation et de services de proximité, services de mobilité, etc.). Les citadins sont porteurs de ces changements.

– Faut-il des balcons partout ?

A Paris, les immeubles construits au XIXe siècle disposent quasiment tous de balcons, parfois petits certes, et une part de ceux qui ont été bâtis après 1945 aussi. Le balcon c’est bien mais cela ne suffit pas, cela permet de sortir, de s’asseoir à deux mais pas beaucoup plus. On peut, en revanche, s’interroger d’une part sur les cours parisiennes, souvent exiguës, au sol bitumé ou pavé, avec peu de végétation. On peut aussi s’interroger sur les espaces verts des grands ensembles de logements sociaux, avec leurs arbustes, leurs parkings à ciel ouvert et très souvent l’interdiction d’y jouer. On peut enfin s’installer plus facilement dans l’espace public et libérer de la place : le parc des rives de Seine en est un bel exemple. Nous disposons là de beaucoup de possibilités.

Plusieurs quartiers de logements sociaux, par exemple la cité Michelet à Paris, ont été transformés depuis plusieurs années, ici un jardin public a été créé à la place de l’école en préfabriqué, là s’est ouvert un jardin partagé, là encore les appartements ont été agrandis en ajoutant des jardins d’hiver. Ce qui reste des exceptions peut devenir la règle : plus de végétation et des nouveaux espaces plantés collectifs accessibles, une plus grande permissivité, permettre de modifier les toitures pour y créer des jardins.

– Les 400 000 jardins privés dénombrés dans les parcelles des quartiers pavillonnaires du Grand Paris pourraient jouer un rôle ?

Ces jardins occupent plus de 14 500 ha. Peut-on les transformer ? Redonner du sens à une pratique du potager familial, l’inscrire dans des circuits courts économiques ? En regrouper certains pour en faire des jardins collectifs pour tout un îlot, un quartier, plusieurs voisins ? Là aussi, tout est possible, allant vers une nouvelle manière de faire et de vivre qui retrouve une culture du jardin : jardins ouvriers, jardins partagés, jardins familiaux qui s’étaient multipliés entre les deux guerres dans les banlieues et se sont réduits peu à peu, mangés par l’urbanisation. Ils couvrent encore plus de 230 ha dans la métropole et leur taille augmente avec le retour de l’agriculture en ville et le plaisir du jardinage collectif.

Beaucoup sont menacés par des projets, alors n’est-il pas temps de reconsidérer ces disparitions programmées et de se dire que ces quelques hectares, si précieux pour la vie collective et le plaisir du jardinage, pourraient non seulement être épargnés par les projets d’aménagement mais aussi être protégés et multipliés, comme autant d’espaces de nature dans lesquels ce sont les habitants qui font à leur gré, près de leur logement, avec là aussi peut-être des projets de production maraîchère en circuit court… et c’est tellement mieux qu’un balcon !

Pavillon arboré en Seine-Saint-Denis. © Jgp

– Faut-il un PLU post-Covid ? 

Depuis le 17 mars 2020, la ville s’est transformée, certes confinée mais aussi vivante par ce que les citoyens, contraints, ont inventé : à 20h, les fenêtres sont un théâtre qui applaudit les soignants, les pistes cyclables accueillent des enfants à bicyclette, les pieds d’arbre s’en donnent à cœur joie, les réseaux d’entraides se sont multipliés, les administrations ont mis en place des mutualisations entre services impensables une semaine plus tôt, des appartements ont été partagés. Et la ville en télétravail a compris que, sans la ville au travail, elle n’était pas grand-chose.

L’analyse des consommations d’eau, la diminution de la production de déchets fournissent une analyse très juste qui va permettre d’évaluer quels bâtiments ont été occupés ou pas pendant cette période. Seuls les bureaux n’ont pas su trouver d’usages alternatifs. Ils restent un actif fortement valorisé mais… occupé 30 % de son temps. Et le passage de très nombreux salariés en télétravail, sans remettre en cause le besoin d’espaces de travail, ne va pas aller dans le sens de plus d’utilisation.

– Vous estimez que la situation actuelle ouvre un nouveau cycle pour l’immobilier ?

Oui, avec ce que la crise sanitaire illustre de possibilités, d’attentes, ou à l’inverse de limites. Cela ouvre pour l’immobilier, et en particulier l’immobilier tertiaire, l’opportunité d’un nouveau cycle. La programmation « mètres carrés » pourrait laisser place à une valeur corrélée au taux d’usage par bâtiment : plus le bâtiment sera d’usage souple et intensif, plus il sera « rentable ». La ville durable utilise plus et mieux son héritage, fait moins avec plus, et prend soin de nous en limitant les gaz à effet de serre issus de la construction.

Allons-nous vers de nouveaux indicateurs de valeur ? le sujet n’est pas nouveau mais cette crise permet quelques bonnes questions : quand je fais, quand je programme, j’apporte quoi à qui ? En 2001, alors que je venais de prendre mes fonctions auprès du maire de Paris comme chargée de mission architecture, espace public et renouvellement urbain, cette façon de questionner m’a beaucoup aidée. Lors d’un de mes premiers rendez-vous avec un promoteur, alors qu’il me présentait son projet, je lui ai posé la question suivante : votre projet tire une valeur certaine de l’adresse à laquelle il va se réaliser mais, pouvez-vous me dire quelle valeur il apporte à cette adresse ?

– Qu’entendez-vous par valeur ?

C’est la question que chacun d’entre nous se pose aujourd’hui au regard de ce qui nous est confié ou de ce que nous souhaitons faire : quel plus avec ce que nous engageons ? Allons-nous contribuer à la ville du quart d’heure, à la qualité et la souplesse de l’espace public ? Allons-nous permettre d’habiter mieux, de faciliter le partage d’espaces quand cela sera nécessaire, allons-nous donner plus de valeur à ce qui est déjà là, ce déjà là résultat de projets précédents qui avaient, eux aussi, envie de faire plus et mieux ?

Il y a 20 ans, Paris engageait la mise en œuvre de son plan local d’urbanisme pour succéder au plan d’occupation des sols en vigueur depuis 1977, document qui refondait le cadre réglementaire de l’évolution de Paris, en opposition au plan d’urbanisme directeur (PUD), mis en œuvre à partir de 1962, qui avait engagé la démolition des quartiers de faubourgs du nord, de l’est et du sud de Paris. Depuis le début de ce XXIe siècle, la ville existante, sa forme comme son organisation ne cessent d’être réinterrogées par les enjeux environnementaux, la nécessité de la sobriété énergétique et de l’adaptation aux changements climatiques. L’exigence de renforcer notre capacité de résilience aux épisodes climatiques, sociaux et sanitaires, de gérer les risques et les catastrophes, autant inattendus qu’inconnus, introduit de nouvelles façons d’imaginer et de rendre possible l’avenir, tout en considérant le « déjà là ».

– Quel rôle pour la métropole du Grand Paris ?

La métropole du Grand Paris a été créée pour répondre au rééquilibrage territorial et à la réduction des inégalités, le réseau du Grand Paris express, le plus grand projet d’urbanisme d’Europe voire du monde, souhaite apporter des réponses à la régulation des flux, pour vivre dans une vaste métropole sans être contraint de la parcourir en tous sens, chaque jour par obligation pour travailler, se nourrir, aller au spectacle, etc.

Notre héritage est contraint. Le déséquilibre entre les lieux d’emplois hyper concentrés dans Paris et dans quelques zones de bureaux, et les immenses territoires où se concentrent les logements perdure, voire se renforce, malgré tous les engagements sur la ville mixte et inclusive. Il aura fallu une épidémie pour que l’on visualise le vide des zones de bureaux, la difficulté d’accéder à pied aux centres commerciaux implantés près des autoroutes et des stations de RER, l’éloignement de leur lieu de travail de ceux qui doivent aller travailler pour faire fonctionner la ville chaque jour. L’obligation du télétravail a transformé les villes résidentielles en lieux de travail, montré l’importance de la connexion internet, la nécessité du boulanger et de l’épicerie au coin de la rue.

Poissonnerie rue d’Aligre, dans le 12° arrondissement de Paris. © Jgp

– Tout cela dessine un programme ?

Les évolutions très simples rendues nécessaires par la crise ont, pour point commun, la proximité, le commerce près de chez soi, des lieux de travail relais près de chez soi, de l’industrie en ville, des circuits courts d’alimentation et de services de distribution. Utiliser plus et mieux ce qui existe et nous apprendre à savoir changer, selon les jours et les heures, les usages et les fonctions des surfaces bâties existantes.

Paradoxalement c’est en concentrant nos activités dans des lieux devenus ainsi plus utilisés que l’on peut imaginer plus de services à la population sans grand trajet. Dans ce monde de l’incertain dans lequel l’adaptabilité, le partage, l’attention au déjà là et à l’autre sont des obligations, les prochains PLUI seront, sans nul doute, très différents des précédents car ils auront à proposer aux citoyens de nouveaux modes de gestion des espaces ; ils poseront de nouveaux regards sur la ville existante et formuleront de nouvelles exigences de transformation, tant pour l’espace public, les jardins, que pour les bâtiments et la façon de les habiter. De nouveaux modes de vie, d’autres esthétiques, la révolution technologique du numérique transforment les attentes citoyennes, installent de nouveaux usages de la ville. La crise sanitaire qui sévit depuis mars 2020 est une étape de plus de ces mutations.

 

* Avec la complicité de Christiane Blancot, Stéphanie Jankel, Emilie Moreau et Patricia Pelloux

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