Coronavirus : les chantiers à l’arrêt, des professionnels inquiets

Les chantiers ferment et la question de la prise en charge des coûts liés à leur suspension demeure entière. La reconnaissance par l’Etat du cas de force majeure doit être précisée. Les fédérations professionnelles du bâtiment et des travaux publics et les architectes expriment leur inquiétude.

« C’est la question que tous nos clients nous posent depuis hier soir », confiaient mardi 17 mars Yamina Zerrouk, associée en charge du département droit public, et Anne Dumas-L’Hoir, associée en charge du département contrats et contentieux au sein du cabinet Sekri Valentin Zerrouk. Le gouvernement s’est engagé à reconnaître le cas de force majeure lors de difficultés rencontrées dans l’exécution de marchés publics liées au coronavirus.

Me Anne Dumas-L’Hoir, associée en charge du département contrats et contentieux au sein du cabinet Sekri Valentin Zerrouk.© DR

Mais invoquer la force majeure suffira-t-il à prémunir les entreprises de BTP, qui décident les unes après les autres d’arrêter les chantiers, de poursuites devant les tribunaux, lorsqu’il faudra savoir qui doit s’acquitter des coûts générés par ces suspensions ?

Force majeure

La réponse est plus complexe qu’il n’y paraît. Si les cahiers des clauses administratives générales (CCAG) des marchés publics reconnaissent sans difficulté les cas de force majeure, les contrats privés peuvent prévoir d’aménager les notions d’imprévisibilité, d’extériorité ou d’irrésistibilité qui déterminent la force majeure. « Si les contrats ont été conclus avant la survenance de l’épidémie, l’imprévisibilité ne fait pas de doute. C’est surtout sur la question de l’irrésistibilité que peuvent se cristalliser de futurs contentieux », explique Me Dumas-L’Hoir. Autrement dit, existait-il une façon de protéger les personnels des chantiers et donc de ne pas les suspendre ? De la réponse à cette question dépend la reconnaissance du cas de force majeure. Or cette réponse fait débat.

Dans certaines entreprises générales du bâtiment, on estime qu’il convient, à ce stade, de distinguer les chantiers réunissant plus de 100 personnes des autres, seuls les premiers tombent sous le coup des directives de confinement. D’autres soulignent qu’il est totalement impossible, pour les entreprises du BTP, de s’assurer que les gestes barrières sont bien respectés. « A cette heure, tous les chantiers sont en train de fermer, car les entreprises ne souhaitent pas exposer leurs salariés et que, dans le cas contraire, ces derniers font valoir leur droit de retrait », indique un professionnel. Sauf chantiers liés à des impératifs de sécurité naturellement.

La peur du tribunal

« Notre crainte est clairement, face au flou du gouvernement et compte-tenu du caractère totalement inédit de la crise du coronavirus, que des entreprises du BTP se retrouvent dans deux ans devant les tribunaux, attaquées par des maîtres d’ouvrage pour avoir interrompu de leur propre chef des travaux », indique un professionnel du BTP. Un promoteur souligne l’importance du coût qu’une suspension de chantier peut très vite générer, si elle se prolonge.

A l’inverse, certains chefs d’entreprise du bâtiment rappellent qu’ils ont une responsabilité générale de sécurité de leurs employés, et qu’ils se doivent, à ce stade, de les mettre à l’abri des risques de contamination. « Il faut également avoir à l’esprit le risque d’être attaqué, demain, par la famille d’un de nos ouvriers mort du coronavirus après avoir été exposé sur l’un de nos chantiers », fait valoir un entrepreneur.

« Plus que la force majeure, qui effraie, et dont la reconnaissance peut entraîner la résiliation du contrat, nous conseillons aux entreprises d’invoquer l’imprévision, avérée en l’occurrence (lorsqu’elle n’est pas exclue par le contrat) et qui conduit les cocontractants à s’asseoir, virtuellement, autour de la même table pour renégocier les termes du contrat », indique Me Dumas-L’Hoir.

Une suspension officielle des travaux demandée

Yamina Zerrouk, associée en charge du département droit public. © DR

La suspicion joue dans les deux sens. « La plupart des maîtres d’ouvrage se fichent de la suspension des chantiers, qui semble inévitable. Ils veulent surtout s’assurer que les entreprises de construction ne viendront pas leur demander des indemnités liées à ces reports », indique un professionnel du BTP.

A la Fédération française du bâtiment Grand Paris, on se veut rassurant. « Que ce soit un contrat de marché public ou privé, la notion de force majeure sera utilisée. C’est le cas actuellement et cela ne fait pas de doute. Dans ce cas, on doit donc stopper les travaux et transférer la garde de l’ouvrage au maître d’ouvrage, qui en est responsable, souligne-t-on. Cela fera naître des contentieux qui seront à l’appréciation des juges, qui pourraient avoir tendance à retenir la qualification de force majeure, surtout compte tenu de ce contexte inédit », indique-t-on. « Si le cas de force majeure n’est pas reconnu avec le coronavirus, et si la prestation s’est révélée totalement impossible à exécuter, alors il faudra s’interroger sur l’utilité de ce régime juridique », conclut Me Zerrouk.

A ce stade, les professionnels du bâtiment, dont les fédérations ont été reçues mardi 17 mars 2020 après-midi par les ministères concernés, déplorent ne pas être suffisamment entendus et fustigent le manque de clarté des mesures annoncées. Une suspension officielle des travaux est demandée (voir ci-dessous).

Th. Lajoie : « Les questions de solidarité économique se posent de la même façon que pour les personnes »

Thierry Lajoie. © Jgp

« GPA est au travail », rappelle en préambule le directeur général de Grand Paris aménagement (GPA). Les 220 salariés bénéficient déjà d’un accord collectif régissant le télétravail. Des règles permettant un « télétravail accentué », lorsque les transports en commun sont perturbés. Si les locaux de l’aménageur sont fermés depuis l’annonce des mesures de confinement, le workflow n’est en rien interrompu ni freiné, à l’image du « comex » qui se réunit chaque matin à 9h30 par visioconférence. « Notre commission des marchés se réunit également comme à l’accoutumée, mais de façon dématérialisée », indique l’aménageur. Concernant les travaux en cours, Thierry Lajoie indique que si Grand Paris aménagement n’a pas, à ce stade, pris l’initiative de suspendre des chantiers, il est « à l’écoute des entreprises, avec la bienveillance pour mot d’ordre ». « Si une entreprise souhaite se mettre en chômage partiel, ou revoir le calendrier de réalisation, nous l’écoutons, assure le directeur général. Nous évoluons dans le secteur de l’immobilier qui fonctionne beaucoup sur la confiance, dans une période qui n’est pas propice à la commercialisation, poursuit-il. Mais pour nous, les questions de solidarité économique se posent de la même façon que pour les personnes. »

Ch. Leconte : « Les difficultés devraient se faire sentir très vite »

Christine Leconte

Christine Leconte. ©Jgp

« Notre profession dépend du BTP qui va être totalement à l’arrêt ce qui est plus qu’impérieux, constate Christine Leconte. Les agences d’architecte se limitent aux études, une fois qu’elles seront terminées, il n’y aura plus de travail. Nous n’avons aucune visibilité, mais les difficultés devraient très vite se faire sentir. » La présidente du conseil de l’ordre des architectes d’Ile-de-France rappelle le tissu économique très fragile dans lequel évoluent les architectes, et qui dépend de la cadence des chantiers. « La profession était déjà en creux de cycle avec les municipales », indique-t-elle.

10 000 agences sont dénombrées en Ile-de-France. « Selon les cas, elles s’organisent en télétravail ou bien passent en chômage partiel. Les plus importantes d’entre elles ont des facilités pour s’organiser et mobiliser avocats et experts-comptables », souligne l’architecte.

« La première question qui se pose aux architectes est celle de savoir comment gérer les retards de chantiers. Ces derniers impliquent des pénalités prévues dans les contrats. Seront-elles annulées ? », interroge la présidente de l’ordre. La deuxième question concerne le paiement des assurances. « Nous attendons des nouvelles de nos mutuelles au sujet des assurances que nous devons régler chaque mois par prélèvement automatique. Les sommes sont conséquentes, puisqu’elles représentent 5,5 pour 1 000 du montant des travaux hors-taxes », indique-t-elle. Enfin, comment assurer la pérennité des artisans et autres entreprises du bâtiment après la crise sanitaire ? « Car il va bien falloir assurer les grands chantiers en cours et à venir du Grand Paris express et des JOP, mais aussi les autres. »

Chantier à Aubervilliers. © Jgp

Autant de questions et d’inconnues qui demandent une « position claire de l’Etat », souhaite Christine Leconte qui appelle « au dialogue » afin de « rassembler tout le monde » pour gérer l’après-crise et garantir la confiance entre les professionnels.

Mais « peut-être que cette période remettra en question l’organisation actuelle et permettra de revenir à une économie de proximité », espère la présidente du conseil de l’ordre des architectes d’Ile-de-France. « A la reprise, il conviendra de faire preuve de vigilance car s’il faut aller vite pour rattraper le temps perdu et que des permis de construire allégés sont accordés, il ne faudra pas que cela soit au détriment des règles en faveur de l’environnement. »

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