Après BETC et ses jardins sur les toits au bord du Canal de l’Ourcq, le célèbre centre culturel international de Cerisy (Manche) a accueilli dans le bocage normand la deuxième étape des rencontres « Crises de la ville, futurs de l’urbain », du 2 au 6 mai 2018.
Quel était l’enjeu des rencontres organisées à Cerisy ?
Il s’agit d’une initiative collective originale (1), organisée en trois temps, et qui associe autour de Suez, le Cercle Colbert, la chaire mutations de l’action publique de Sciences Po, le Centre de Cerisy et le Cercle Grand Paris de l’investissement durable (2). Les débats y ont rassemblé une cinquantaine d’intervenants, élus, praticiens, chercheurs, entrepreneurs, écrivains, essayistes, journalistes, artistes, étudiants… L’enjeu était double. Ne rien s’interdire, explorer toutes les facettes des enjeux urbains du jour sans céder aux effets de mode, explorer les fractures mais porter aussi l’attention sur les ferments de transformation et de renouveau… et les conséquences pour les métiers, notamment dans les grands services urbains.
Il s’agissait aussi de prendre du recul et de porter attention au temps long. « Non pas crise de conjoncture, mais crise de structure », avait déjà dit l’historien Jacques Le Goff lors du premier colloque de Cerisy « Crise de l’urbain-Futur de la ville » en 1985 et auquel nous avons voulu faire écho. Maximilien Pellegrini, directeur général adjoint de Suez Eau France, est à l’origine de ces rencontres avec Henri de Grossouvre, directeur de la stratégie urbaine de Suez Eau France et directeur du colloque, n’a pas dit autre chose en lançant en guise d’ouverture des débats :« Et si nous étions en présence d’une renaissance des villes ? »
Je pense aussi que nous sommes arrivés à la fin du cycle de globalisation engagé avec la chute du mur de Berlin. Le temps n’est plus à l’apologie des « villes mondes » et des « classes créatives » sans nuances. Comment mieux faire ensemble ? Comment gérer les transversalités ? Comment innover dans la relation contractuelle ? Autant de questions qui ne relèvent pas uniquement du management au sein de l’entreprise ou de la collectivité mais passent par une lecture attentive des transformations territoriales à l’œuvre.
Cerisy, c’est un lieu à part, mais était-ce le bon endroit pour débattre d’enjeux entrepreneuriaux et de gestion locale ?
Absolument. Edith Heurgon, codirectrice du Centre de Cerisy et propriétaire des lieux, et Sylvain Allemand, journaliste et secrétaire général de l’association des Amis de Pontigny-Cerisy, ont d’ailleurs présenté un panorama d’une trentaine de colloques sur les villes, organisés à Cerisy depuis le début des années 1980. Ils ont aussi rappelé que le château et ses dépendances ont accueilli plus de 500 colloques depuis 1952 ! Cerisy est un lieu à part, avec ses règles, ses rites, son organisation du temps… son absence de couverture 3G. Les murs sont couverts de photos d’écrivains ou d’intellectuels qui y sont intervenus souvent à plusieurs reprises.
On y croise Roland Barthes ou Raymond Queneau et l’on y parle de danse comme de « prospective du présent » pour reprendre les mots d’E.Heurgon. C’est plutôt stimulant. C’est aussi une invitation à éviter les raccourcis parfois réducteurs et les jugements hâtifs.
Que retenir de ces trois journées ?
Avant tout, l’actualité de la question métropolitaine et ce bien au-delà des défis institutionnels dont nous parlons quotidiennement dans le Grand Paris. Les débats autour de la responsabilité des métropoles face au développement des inégalités territoriales en France, animés par le vice-président du conseil général du Vaucluse Jean-Baptiste Blanc ont enflammé les passions. Les constats pessimistes du Peuple de la frontière en proie à la disparition inéluctable des services publics et décrits avec sensibilité par le journaliste Gérald Andrieu ont été vigoureusement contredits par le géographe Daniel Béhar qui défend au contraire la vitalité des territoires ruraux ou plutôt « de faible densité » et les capacités d’innovation des villes moyennes, qui seraient sous-estimées.
Des témoignages d’acteurs normands comme celui de Patrice Duny, directeur de l’agence d’urbanisme de Caen métropole, ont plutôt mis en évidence une métropolisation à plusieurs échelles, ramifiée, entre le Grand Paris, les pôles urbains régionaux normands et leurs hinterlands, dans des rapports de réciprocité et d’échanges complexes. Je retiendrai aussi l’intervention de Nathalie Montigné, la directrice du Pavillon de Caen. Cette ancienne gare maritime réaménagée est pensée comme un lieu fédérateur entre « le global et le local » et le creuset d’une vision collective du développement des territoires, là où l’essayiste Hervé Juvin souligne une tendance à la déterritorialisation de villes construites de toutes pièces sur la base de modèles digitaux dématérialisés.
Lors de la première rencontre organisée avec BETC, il avait beaucoup été question de smart city. Les inquiétudes évoquées alors sont-elles toujours de mise ?
La rencontre du « droit à la ville » 50 ans après les travaux du sociologue Henri Lefebvre et l’avenir de la citoyenneté dans la smart city ont permis à Jean-Bernard Auby, professeur émérite et titulaire de la chaire mutation de l’action publique de Sciences Po, de poursuivre la réflexion. Du dialogue entre Jean-Pierre Sueur, sénateur du Loiret et ancien secrétaire d’Etat en charge des collectivités locales, et Stéphane Juguet, anthropologue et spécialiste du prototypage d’espaces publics comme à Grande-Synthe, on ressort avec le sentiment que les tiers-lieux apportent « un vent de fraîcheur voir d’ingénuité » au service des collectivités, comme l’a souligné la directrice dynamique artistique et culturelle du Havre, Fazette Bordage. Cela change de l’obsession pour les big data ! C’est vrai, ces espaces d’échanges ne peuvent à eux-seuls être des instruments de sortie de crise mais le directeur général de SNCF immobilier Benoît Quignon a eu raison de rappeler, avec Vincent Carry, le fondateur des Nuits Sonores de Lyon, que les cultures urbaines ont trop longtemps été sous-estimées par les aménageurs et les acteurs de l’immobilier.
Quels que soient les défis technologiques, l’urgence est bien de reformuler un intérêt général qui ne soit pas théorique, mais « ancré dans les aménités urbaines de la ville », comme l’a bien rappelé Laurent Riera, le directeur de la communication de Rennes Métropole. Le directeur général des services de la ville de Lille Michel Vayssié est allé plus loin, en défendant la nécessité de mieux articuler les missions des services municipaux avec les citoyens, travail de modernisation de l’administration autant que travail politique de fond qui dépasse les seuls enjeux de démocratie participative. C’est aussi l’approche défendue par Stéphane Gruet, philosophe et directeur de l’Area, association qui promeut activement le développement de l’habitat participatif à Toulouse et pour qui il faut restructurer les liens entre intérêt général et intérêts individuels, dans les banlieues, comme ailleurs.
Est-ce que ville intelligente et progrès urbain seraient incompatibles ?
Nous devons dépasser ces oppositions de principe souvent stériles. L’appétit d’engagement des nouvelles générations dont ont témoigné Samuel Roumeau du collectif Ouishare ou Arnaud Idelon de la coopérative Ancoats s’exprime dans tous les territoires et au final c’est bien la question de la citoyenneté qui retient l’attention. Là où le directeur de la stratégie digitale du Suez, Frédéric Charles, évoque la création d’un centre de pilotage de la smart city de Dijon pour que citoyens et collectivité maîtrisent leurs données, Jean-Marie Martino, directeur général des services du conseil départemental de Haute-Loire, souligne les contraintes de gestion toujours croissantes qui pèsent sur les administrations régionales ou métropolitaines, particulièrement lorsqu’elles comptent plusieurs de milliers d’agents.
Pour les collectivités comme pour les acteurs du secteur privé dans le domaine des grands services urbains, la capacité à innover, à être force de proposition, à faire émerger des projets d’avenir passe par la mobilisation de coalitions d’acteurs et par un travail en réseau. Nous avons besoin de savoir-faire professionnels nouveaux, indispensables pour donner un cap et porter dans la durée des projets politiques audibles et viables à l’échelle locale.
C’était un pari ambitieux de parler de crises sans tomber dans le pessimisme…
On l’oublie parfois, mais la diversité des territoires français est une chance pour la ville, pas un handicap ! Les échanges ont été ponctués par une exploration inédite du Grand Paris animée par Sylvain Allemand autour du projet littéraire d’Aurélien Bellanger et l’expertise de Pascal Auzannet sur l’émergence du projet du Grand Paris express au milieu du mille-feuille administratif de l’Ile-de-France. De Paris à Rennes ou Perpignan, les participants ont tous témoigné de transformations profondes de l’aménagement et de la gestion des territoires en France voire dans certains pays voisins comme à Bruxelles, à toutes les échelles.
Nous sommes en crise, cette crise est diffuse, mais la fragmentation des territoires n’est pas inéluctable. Sabine Chardonnet-Darmaillacq, professeur d’architecture à l’Ensa Paris Malaquais, a souligné avec Franck Galland, directeur du cabinet Environment emergency & security Services, combien la robustesse des villes modernes est questionnée par les mutations du monde contemporain, notamment la question migratoire, mais aussi par le changement climatique. Il y a les crises que nous connaissons aujourd’hui, mais d’autres crises ou chocs sont à venir.
Face à cette situation, il ne s’agit plus de proposer des modèles de villes à prendre ou à laisser mais de développer des savoir-faire et des capacités d’apprentissage qui permettent de rebondir. Notre avenir urbain commun passe par l’échange. Il s’agit non seulement d’anticiper mais de se saisir de son destin pour changer le cours des choses, comme ce fut par exemple le cas autour de la Ria de Bilbao, exemple rappelé par Maximilien Pellegrini en clôture.
La démarche collective Crises de la ville-futurs de l’urbain est donc appelée à se poursuivre ?
Vous avez raison de le souligner, il s’agit avant tout d’une démarche collective, même s’il faut souligner l’engagement de Suez, un peu à l’image du rôle joué par la RATP dans les travaux sur les métamorphoses des villes au milieu des années 1980, notamment à Cerisy. L’époque est certes différente, les enjeux d’entreprise sont différents mais le croisement des expertises et des disciplines, l’hybridation des savoirs, sont plus que jamais à l’ordre du jour. A la différence des années 1980, nous ne vivons plus uniquement dans un cadre national et l’heure est à la territorialisation des objectifs de développement durable. Il s’agit de comprendre comment cela peut profiter aux villes et au développement local. Les dialogues Crises de la ville-Futurs de l’urbain sont appelés à se poursuivre et il y aura un livrable afin de pouvoir partager largement les réflexions engagées.
(1) Comité de direction du colloque de Cerisy : Sylvain Allemand, Jean-Bernard Auby, Nicolas Buchoud, Karine Gervaise, Henri de Grossouvre, Edith Heurgon, Maximilien Pellegrini.
(2) Voir notamment l’article de Stéphanie Lemoine, Crises de la ville, futurs de l’urbain : Aux Magasins Généraux, un débat pour préparer les « futurs de l’urbain ».