Alors que Jean Castex souhaite faire de la différenciation un axe fort d’une nouvelle étape de la décentralisation, Le journal du Grand Paris re-publie le compte-rendu d’un colloque sur « La différenciation territoriale, tous égaux, tous différents ? » organisé lundi 23 septembre 2019 au Sénat par le groupe Union centriste. Le Grand Paris, dont il ne fut pas question, pourrait bénéficier de ce principe annoncé comme le socle d’une prochaine loi de décentralisation.
« Et le Grand Paris dans tout ça ? », a risqué Jean Dumonteil, rédacteur en chef de la Lettre du secteur public et animateur du colloque du sénat sur la différenciation territoriale. « Il faudrait pour cela un autre colloque », a répondu Philippe Laurent, maire de Sceaux et secrétaire général de l’Association des maires de France. Fermez le ban. Il n’empêche, plusieurs personnalités et élus franciliens étaient présents salle Médicis lors de ces débats particulièrement stimulants, tant l’Ile-de-France est susceptible de s’inscrire dans la cadre d’une telle ouverture législative.
Trois camps, en l’espèce, se sont dessinés lors de cette après-midi organisée à l’invitation du groupe Union centriste et de son président Hervé Marseille, en présence de Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales.
« Hold-up constitutionnel »
Ceux qui estiment qu’il n’est nul besoin d’une réforme constitutionnelle pour mettre en œuvre des politiques spécifiques à chaque Région, ceux qui jugent le contraire et ceux qui ont rappelé, exemples à l’appui, qu’il serait faux de penser qu’une réforme constitutionnelle suffise, d’elle-même, à changer la culture administrative d’un pays.
Ainsi la réforme constitutionnelle de 2003, sensée à la fois créer un droit à l’expérimentation et garantir aux collectivités territoriales une autonomie financière a-t-elle doublement échoué, a-t-il été rappelé. Seule une petite dizaine d’expérimentations, jamais évaluées, ont été menées dans ce cadre. Quant à la garantie de l’autonomie fiscale des collectivités, également contenue dans cette réforme, « elle a constitué le hold-up constitutionnel du siècle, la loi fondamentale intégrant parmi les ressources propres des collectivités des ressources qui ne l’étaient pas », comme l’a rappelé Philippe Laurent.
Géraldine Chavrier, professeur de droit public à l’université Paris I, a égrainé de multiples exemples montrant que la France pratique déjà la différenciation territoriale comme M. Jourdain faisait de la prose. Loi Paris Lyon Marseille, choix possible entre différentes formes d’intercommunalité, tarification différenciée des services publics, loi Montagne, allant jusqu’à autoriser des adaptations par massifs… La juriste a également démontré que, loin d’être un facteur d’inégalité, la différenciation des politiques publiques était bien au contraire une nécessité pour garantir l’égalité réelle entre les citoyens.
Réforme or not réforme
Géraldine Chavrier a plaidé « pour des lois les moins bavardes possible, afin de laisser place à des modalités d’application localement différentes ». L’universitaire préconise également que soit amélioré le régime de la délégation de compétences.
Prenant son exact contre-pied, Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS, Science Po Rennes, qui a par ailleurs suscité une bronca en affirmant que la France avait un nombre trop élevé de communes – il y a des choses qui ne se disent pas au Palais du Luxembourg – a estimé au contraire qu’une réforme de la Constitution était nécessaire si l’on avait une vision audacieuse de la différenciation. La vraie différenciation, c’est le fédéralisme, a résumé un orateur. « Cela supposerait une transformation radicale, que ce soit en matière de finances locales, de justice administrative ou de répartition des compétences », a poursuivi le maire de Sceaux.
Plusieurs élus locaux ont montré à quel point la culture jacobine française rendait conflictuelles toutes tentatives de dérogation ou d’adaptation des lois. Stéphane Perrin, conseiller régional de Bretagne, a décrit, par exemple, comment la Région avait dû se battre face à la technocratie du ministère des Finances notamment, pour obtenir que le zonage du dispositif de défiscalisation immobilière dit Pinel soit décidé localement. Ou comment l’attribution à la Région de la gestion de fonds précédemment distribués par la Drac pour soutenir le spectacle vivant avait été perçue par les milieux artistiques eux-mêmes comme un risque pour la qualité des politiques culturelles, « les élus locaux étant réputés ne pas distinguer culture et divertissement ». « Il faut différencier la norme et se garder de normer la différenciation », a résumé Philippe Laurent, en guise de conclusion.
55 % des sondés par l’Ifop pour le groupe Union centriste du Sénat ont répondu oui à la question de savoir s’ils souhaitaient que les compétences varient d’une collectivité à l’autre. 61 % ont également affirmé qu’ils seraient favorables à ce qu’il soit permis aux Régions de déroger à la loi nationale ou de mettre en œuvre des normes particulières.
Erik Orsenna, membre de l’Académie française :
« Deux France, qui s’écartent à grande vitesse »
« Voilà 7 ans que je travaille sur ces questions, a déclaré Erik Orsenna, lors de ce colloque, et nous n’avançons pas vraiment vers la clarification. C’est le moins que l’on puisse dire. La question, tient à la fois de l’impuissance et du transfert à d’autres de sa responsabilité », a poursuivi l’académicien, s’exprimant « non pas en tant que conseiller d’État mais comme reporter ». « Il se trouve qu’à l’âge de 17 ans, j’ai rejoint le PSU pour des raisons de tiers-mondisme, a indiqué l’écrivain. Je voyais une seule planète, et je constatais l’arrivée à l’indépendance des pays du sud, et je me disais, s’ils n’arrivent pas à se développer, cela va chauffer pour nous. J’ai exactement aujourd’hui, 60 ans après, la même conviction. Il y a deux France, qui s’écartent à grande vitesse l’une de l’autre. J’ai vu cela depuis longtemps, un peu partout en France. Et notamment dans le cadre de ma mission pour développer la lecture publique », a-t-il également indiqué.
« On ne peut vraiment pas dire que les gilets jaunes m’aient surpris, parce qu’avec les bonnets rouges, on avait vécu exactement la même chose, a-t-il poursuivi. Et ça recommencera, parce que les mêmes causes aboutissent aux mêmes résultats. J’ai crû en tant qu’économiste au ruissellement, que la croissance allait bénéficier à tout le monde. Et bien c’est faux, a-t-il estimé. C’est la polarisation qui domine. Les plus pauvres, dans tous les domaines, de la personne, des sociétés, des villes, deviennent de plus en plus pauvres et les plus riches de plus en plus riches. Je me souviens de m’être querellé avec Pierre Bérégovoy, Premier ministre. Je lui avais dit : la politique, c’est l’inverse de l’apposition de sa signature sur l’air du temps. C’est exprimer sa volonté. Avoir abandonné cette volonté, qui s’appelle l’aménagement du territoire, on en voit exactement les conséquences aujourd’hui », a également fait valoir l’ancien conseiller du président Mitterrand.
« Avec cette contradiction française, on se méfie de l’expérimentation, mais on refuse l’évaluation, a-t-il conclu, prônant plus d’expérimentation, plus d’évaluation, plus de liberté, plus d’écoute de ce qui se fait à l’échelle des territoires. »