Ch. de Perthuis : « Il faudrait taxer beaucoup plus justement le coût du CO2 »

Christian de Perthuis, fondateur de la chaire économie du climat de Paris Dauphine, figurait parmi les intervenants d’un séminaire des Banques populaires et des Caisses d’épargne, récemment organisé à Paris. L’occasion pour lui de détailler les défis de la transition énergétique, mais aussi agricole, face à l’urgence climatique.

Pourquoi estimez-vous que la prise de conscience des enjeux du climat n’est pas suffisante ?

La prise de conscience des défis à relever n’a pas d’effet direct sur nos rejets de CO2 dans l’atmosphère. Ce qui compte, c’est le passage à l’action. Il faut comprendre que le réchauffement climatique constitue un problème de stock, plus que de flux. Or agir sur un stock est plus long que d’agir sur un flux. Ainsi, par exemple, si l’on veut procéder à la rénovation thermique du stock de logements en France, il faut agir sur 35 millions d’habitations, sans compter les résidences secondaires. Ce qui prend beaucoup plus de temps que si vous raisonnez sur le flux annuel de nouveaux logements (moins de 1 % du stock !).

Christian de Perthuis. © DR

Quelles en sont les conséquences ?

J’en vois deux principales. Tout d’abord, le délai entre le moment où l’on agit sur le stock et celui où l’on constate les résultats sur le climat est de l’ordre de deux à trois décennies. Autrement dit, le climat de 2050 est, pour l’essentiel, déjà joué compte-tenu du stock de CO2 que l’on a déjà envoyé dans l’atmosphère. En ce sens, l’urgence climatique est à l’opposé de l’urgence épidémique. J’établis une comparaison entre les deux dans mon dernier ouvrage (1). Entre le moment où le gouvernement annonce et met en place un confinement et celui où l’on peut en mesurer les premiers effets, il s’écoule entre deux à trois semaines. Plus on tarde à agir, moins on a de chance de stabiliser le climat. Un des risques de cette temporalité est que certains dirigeants politiques estiment que l’on a le temps, puisque les premiers changements ne se verront que dans des décennies. Le second point est celui de la neutralité climatique.

Expliquez-nous…

Il s’agit d’un objectif de long terme, figurant dans l’Accord de Paris. Il vise à stabiliser le stock de gaz à effet de serre au-dessus de nos têtes. Cela signifie que la quantité résiduelle d’émissions de gaz à effet de serre que l’on envoie dans l’atmosphère, le CO2, mais aussi le méthane, le protoxyde d’azote et tous les gaz à effet de serre, doit être égale à la capacité d’absorption et de stockage des puits de carbone. Autrement dit, le flux entrant dans le stock doit être égale au flux sortant. Il s’agit de rendre le cycle du carbone et des autres émissions de gaz à effet de serre circulaire. Les scientifiques du Giec (2) indiquent que si l’on veut limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C, il faut atteindre la neutralité climatique dès 2050. Si l’on veut réduire le réchauffement à 2 °C, il faut atteindre la neutralité carbone en 2070. C’est ce côté inexorable qui m’a conduit à intituler mon avant dernier ouvrage « Le tic-tac de l’horloge climatique » (3).

Comment y parvenir ?

Nous devons marcher sur deux jambes pour atteindre cette neutralité carbone, en procédant à deux grandes transformations de l’économie : la transition énergétique et la transformation agroécologique. En matière énergétique, le charbon, le pétrole et le gaz couvrent aujourd’hui un peu plus de 80 % des besoins énergétiques dans le monde. Le nucléaire de l’ordre de 7 % de ces besoins et le renouvelable un peu plus de 10 %. Dans le gaz, la part du gaz renouvelable produit à partir de la biomasse représente moins de 1 % du total. C’est encore anecdotique malgré le potentiel du biogaz à moyen terme, notamment pour des usages de transports lourds ou collectifs (comme le projet de bus à Lille, l’un des premiers à avoir été mis en place).

La conséquence, mal comprise, de cette transition énergétique, c’est qu’il faut certes investir massivement dans le décarboné, mais il faut également et surtout désinvestir des énergies fossiles. Or le système capitaliste, basé sur l’accumulation, ne sait pas faire cela. Il faut passer à une logique de désinvestissement des énergies fossiles, de reconversion industrielle comme dans l’industrie automobile.

Pourquoi citez-vous l’exemple de l’automobile ?

Parce que construire les batteries des véhicules électriques en Europe, et non pas seulement en Asie comme c’est le cas actuellement, représente un enjeu industriel important. L’autre enjeu consiste à savoir ce que l’on fait des fonderies, des usines de moteurs thermiques, qui emploient plus d’ouvriers que ceux nécessaires pour construire des moteurs électriques. Le coût de ces reconversions n’est pas provisionné dans les plans de relance ! Autre exemple, on compte encore en France quelque 3 millions de chaudières à mazout chez les ménagers français. Il va également falloir les reconvertir.

Et dans l’immobilier ?

Il est beaucoup plus compliqué de passer en bas-carbone les bâtiments existants par rapport aux bâtiments neufs. Un bâtiment à énergie positive coûte environ 10 à 15 % de plus qu’un bâtiment émetteur, 20 % dans les cas extrêmes. Mais transformer une barre de HLM en bas-carbone, cela coûte encore beaucoup plus cher. Les économistes sont nombreux à penser qu’une des solutions reviendrait à taxer beaucoup plus justement le coût du CO2, autrement dit d’imputer, aux acteurs économiques, le coût climatique du CO2 que l’on envoie dans l’atmosphère. Cela s’appelle la taxe carbone, ou le système européen des quotas d’émission.

Pourquoi insistez-vous sur la nécessité d’inventer un nouveau modèle agricole ?

La seconde jambe de la transition à conduire concerne ce que j’appelle « le carbone vivant ». Elle concerne au premier chef l’agriculture et la forêt qui, ensemble, sont à l’origine d’environ un quart des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Il existe deux grands puits de carbone que sont les océans et les arbres, ou plus exactement le couvert végétal. Or sur terre, chaque année, la destruction des forêts est à l’origine d’un peu moins de 15 % des émissions mondiales de CO2. La principale cause de destruction des forêts réside dans l’extension des terres pour l’agriculture et l’élevage. C’est donc le premier phénomène contre lequel il faut s’atteler.

Il faut trouver des solutions agricoles alternatives si l’on veut que cesse la déforestation. Il faut que les agriculteurs n’aient plus d’intérêt économique à couper des arbres pour y mettre des bovins, de la culture du soja, des cultures vivrières comme du manioc, afin de pouvoir reconstruire les systèmes agricoles. Cela est vrai en Amérique latine, en Afrique, dans tout le bassin du Congo. Le pays qui a le plus déforesté l’an dernier, selon les ONG spécialisées, c’est le Cameroun. C’est vrai aussi dans tout l’arc pacifique, l’Indonésie, etc.

Déforestation au Cameroun. © Canonim

Cela passe par une transformation de l’agriculture ?

L’agriculture est, en effet, la première source d’émission des deux principaux gaz à effet de serre, hors CO2, que sont le méthane d’une part et le protoxyde d’azote d’autre part. Dans la transition agro-écologique, il faut, par conséquent, non seulement trouver des systèmes agricoles qui protègent les massifs forestiers, mais également des systèmes agricoles qui réduisent, voire suppriment, les émissions de méthane et de protoxyde d’azote.

La réduction des émissions méthane qui contribue le plus au réchauffement après le CO2 pose trois questions majeures : la première est celle de la place de l’élevage des ruminants dans les systèmes agricoles. La seconde est celle des régimes alimentaires, la consommation de viande notamment. Le modèle américain, avec un peu plus de 100 kg de viande par personne et par an n’est pas compatible avec les impératifs de la transition bas-carbone. Enfin se pose la question de la production de riz, la première source alimentaire dans le monde.

La riziculture pose-t-elle également problème ?

Le méthane est produit par la fermentation anaérobique, c’est-à-dire sans oxygène. Pour augmenter le rendement des rizières, on les inonde plusieurs fois dans l’année. Or, lorsque vous inondez les rizières ou que vous réalisez un barrage, vous recouvrez la manière organique qui rejette en quantité du méthane et se répand dans l’atmosphère. Le riz demeure la première source alimentaire primaire dans le monde. Le protoxyde d’azote provient des engrais azotés. La question des gaz à effet de serre hors CO2 est donc très importante dans un pays comme la France. Parmi nos émissions de gaz à effet de serre, un cinquième provient de l’agriculture.

Selon les techniques agricoles qui sont pratiquées, on peut soit stocker, soit déstocker du CO2. Quand vous labourez le sol, vous rejetez du CO2 dans l’atmosphère. Quand vous faites de l’agriculture de conservation, vous le stockez dans le sol. Quand vous plantez des haies, vous stockez du CO2. C’est l’inverse quand vous les rasez. Avec les remembrements successifs, on a détruit pas loin d’un million de km de haies en France au siècle dernier. Le capital sol représente un formidable réservoir potentiel de CO2 si l’on sait correctement le gérer. Dans une forêt, l’arbre stocke le CO2 mais la plus grande et la plus durable des capacités de stockage est celle qui se trouve dans le sol. La transformation agro-écologique constitue donc la seconde jambe de la transition bas carbone, sans laquelle on n’atteindra pas la neutralité climatique.

 

(1) « Covid-19 et réchauffement climatique, plaidoyer pour une économie de la résilience », Christian de Perthuis, 144 p. Ed. De Boeck Supérieur 2020

(2) Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat

(3) « Le tic-tac de l’horloge climatique, une course contre la montre pour le climat », Christian de Perthuis, 336 p. Ed. De Boeck Supérieur 2019

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