Y. Dupuis (Keolis) : « Il faut redonner de la confiance dans le transport public »

Youenn Dupuis détaille les résultats des enquêtes de Keoscopie, l’observatoire de Keolis, sur l’impact de la crise sanitaire sur les comportements des voyageurs franciliens. Le directeur général adjoint en charge de l’Ile-de-France de Keolis revient également sur les conséquences financières de la pandémie et sur les perspectives ouvertes par la poursuite de l’ouverture du transport public à la concurrence.

Quel est l’impact de la Covid-19 sur votre activité ?

Face à la Covid-19, notre première mission a consisté à assurer la continuité du service public. Que ce soit pour les réseaux de bus, mais aussi nos services en direction des publics fragiles que sont les personnes à mobilité réduite, puisque Keolis exploite en Ile-de-France les réseaux PAM 75 et PAM 94. La protection de nos clients a supposé, par exemple, d’installer des parois mobiles dans les véhicules. Il s’agissait aussi, plus globalement, de faire en sorte que les personnels soignants puissent continuer à rejoindre leurs établissements.

« L’organisation est profondément bouleversée, mais nous observons une certaine résilience des réseaux car un haut niveau de service est maintenu », relève Youenn Dupuis. © Keolis

Nos conducteurs ont été en quelque sorte les héros du quotidien durant le premier confinement. Un des conducteurs de Keolis Ile-de-France a été invité par le président de la République lors des cérémonies du 14 juillet dernier. Il s’agissait là d’un hommage à l’ensemble de la profession du transport public.

Quels constats dressez-vous quant aux conséquences de la pandémie sur le trafic voyageurs en Ile-de-France ?

Notre observatoire Keoscopie compile un éventail d’études sur les comportements en matière de mobilité. Il nous aide à comprendre et à anticiper ces évolutions à court et moyen termes. Ses travaux indiquent que, début septembre, le taux de fréquentation au sein des réseaux de grande couronne était remonté à 70 % de son niveau usuel. Mais, là où nous nous attendions à une augmentation tout au long du mois de septembre, nous avons constaté un plateau, jusqu’au second confinement. Cela constitue pour nous une source d’inquiétude, alors que ce plateau s’élève plutôt à 80 ou 85 % dans les autres métropoles régionales.

Les réseaux locaux résistent-ils mieux ?

Un outil plus fin encore, exploitant les données GPS de plusieurs millions de Français, naturellement anonymisées, nous indique en effet que la mobilité montre une bonne résilience dans les réseaux locaux. En revanche, les lignes liées à des grands pôles générateurs de trafic, que ce soient des quartiers d’affaires, comme La Défense, des grandes gares ou des centres commerciaux, accusent une baisse de fréquentation très importante. A l’exception d’un élément notable que sont les grands pôles d’attraction liés à l’ameublement et à la décoration de la maison. Les Franciliens ont visiblement pris la mesure de l’importance de la qualité de leur environnement domestique.

Comment expliquez-vous ce plafonnement, hors période de confinement ?

Une partie des Français a, semble-t-il, renoncé à se déplacer. Le télétravail en est une des raisons. Mais pas la seule. 95 % des jeunes continuent de se déplacer. Mais plus les gens sont âgés, plus la réduction de leurs déplacements est élevée. Nous constatons également des transferts de mobilités : le premier d’entre eux concerne le report modal des transports en commun vers la marche à pied. Là où l’on prenait le bus ou le métro pour une ou deux stations, plus de 40 % des voyageurs indiquent qu’ils préfèrent désormais marcher. Ce n’est pas forcément à déplorer, puisque cela est favorable à la santé publique et permet de désaturer les transports.

Mais, et c’est nettement plus inquiétant, 30 % des voyageurs habituels des transports en commun indiquent qu’ils préfèrent désormais utiliser leur voiture. Or on sait qu’en Ile-de-France, le report modal vers l’automobile, de quelques pourcents seulement, entraînera une embolie généralisée du réseau routier. Par ailleurs, ces enquêtes indiquent que 25 % des voyageurs se tournent aujourd’hui vers un moyen individuel doux, le vélo ou la trottinette. Mais parallèlement, certains renoncent au vélo ou à la trottinette pour préférer la voiture… Nous constatons également une mixité de solutions de transport plus importante qu’auparavant, les Franciliens jonglant plus facilement d’un mode à l’autre.

Quelles informations vous ont apporté les enquêtes plus qualitatives que vous réalisez également auprès des usagers ?

Le transport public arrive en haut du classement si l’on interroge les usagers sur les lieux dans lesquels ils éprouvent la plus forte crainte de contracter le virus, juste en-dessous et quasiment au même niveau que les grands rassemblements. Nous relevons 20 points d’écart entre le risque perçu dans les transports publics, que 70 % des sondés perçoivent comme des lieux de contamination élevés, et dans les centres commerciaux, que 50 % des personnes interrogées jugent à risque. Cela ne correspond en rien à la réalité. Les études ont montré que les transports en commun n’étaient à l’origine d’aucun cluster.

« Les études ont montré que les transports en commun n’étaient à l’origine d’aucun cluster », souligne Youenn Dupuis. © Jgp

Comment l’expliquez-vous ?

Cela provient du fait qu’en mars dernier, le port du masque n’a d’abord été imposé que dans les réseaux de transport en commun. Le message gouvernemental a inutilement focalisé la crainte de la contamination sur le transport public. Il faut donc redonner de la confiance dans le transport public, par des enquêtes objectives et en montrant que le nettoyage s’y effectue avec un haut niveau d’exigence.

Quelles conséquences financières ?

Elles sont importantes. Les recettes ont été fortement dégradées en 2020, à un point que nous n’avions jamais connu. Une baisse substantielle est attendue au moins jusqu’au printemps 2021. Une discussion est en cours avec Ile-de-France mobilités, ainsi qu’avec nos autres clients, pour ajuster l’équation financière. Cela pose le sujet plus global du modèle de financement des transports publics, que ce soit en Ile-de-France ou dans la France entière. Une mission vient d’être confiée à ce sujet à l’ancien maire de Caen Philippe Duron, qui doit prochainement remettre son rapport.

Quels sont les termes de la négociation avec Ile-de-France mobilités ?

Nous avons subi une baisse de recettes très importante, dont nous demandons la prise en compte. Nous avons également assumé une série de surcoûts, liés aux impératifs de désinfection, de nettoyage, de mise à disposition de gel hydro-alcoolique, de masques ou aux équipements supplémentaires installés dans nos véhicules. Dans le même temps, nous avons pu ajuster ici où là notre offre, notamment durant les périodes de couvre-feu, générant certaines économies. Il faut donc tenir compte de l’ensemble de ces éléments, afin de recréer un équilibre soutenable, pour la collectivité comme pour l’opérateur.

Le sujet avait été mis en suspens durant la phase de négociation entre Ile-de-France mobilités et l’Etat. Un accord est donc intervenu à la sortie de l’été sur l’accompagnement par l’Etat de l’autorité organisatrice. Nous sommes aujourd’hui autour de la table avec Ile-de-France mobilités pour ce qui est de la déclinaison de cet accord, dans le cadre plus général d’Optile (*), pour converger vers le règlement financier de l’impact de la Covid-19.

J’ajouterais que le transport est une industrie de service, avec des niveaux de marge très compétitifs. Nous ne sommes pas en capacité d’absorber un choc exogène de cette nature, sans que cela n’obère notre capacité d’investissement. Je pense par exemple à l’innovation, le développement de nouveaux outils et à notre engagement dans des projets visant à l’amélioration de notre service.

Où en êtes-vous de la mise en œuvre du tramway T9, qui reliera prochainement Paris à Orly-ville ?

Après avoir été retenus par Ile-de-France mobilités pour mettre en service et opérer cette ligne, nous avons réceptionné la totalité des rames sur le site de maintenance et de remisage d’Orly. Et nous œuvrons pour lancer, au printemps prochain, cette nouvelle ligne très attendue par les habitants du Val-de-Marne. Comme toujours, le tramway embellit la ville. Il faut saluer là le travail d’Ile-de-France mobilités, maître d’ouvrage de ce chantier, qui a transformé des autoroutes urbaines en lieux de vie attractifs, où la circulation des piétons et des modes doux a été entièrement reconsidérée et améliorée. L’insertion urbaine de cette ligne s’annonce comme une grande réussite.

Comment vous positionnez-vous face à l’ouverture des transports à la concurrence ?

Nous accompagnons cette démarche vertueuse, puisque les appels d’offres sont l’occasion de revisiter un certain nombre de méthodes et de solutions au bénéfice des voyageurs et de la collectivité. Cela pousse les opérateurs à donner le meilleur d’eux-mêmes, en termes de qualité de service ou d’innovation, ou d’information voyageurs, qui fait l’objet de fortes attentes de la part d’Ile-de-France mobilités et des voyageurs.

Keolis se positionne pour devenir un acteur incontournable de la mobilité sur tous les modes. Nous sommes engagés sur les appels d’offres concernant l’exploitation des lignes de bus de grande couronne que lancent actuellement Ile-de-France mobilités. 39 appels d’offres sont en cours. Nous apportons des réponses adaptées à chaque territoire.

Compte tenu des pertes de recettes liées à la Covid-19, mais aussi avec le développement des nouveaux modes de transport qu’il faut financer, je pense notamment au Grand Paris express, toute optimisation financière sera la bienvenue pour aider Ile-de-France mobilités à boucler l’équation financière des transports publics dans la région.

Qu’en est-il du Grand Paris express ?

Nous venons d’annoncer, début octobre, notre candidature pour l’exploitation des lignes 16 et 17. Notre objectif est de présenter à Ile-de-France mobilités une offre compétitive, qui rende compte à la fois de notre bonne connaissance des territoires franciliens, compte tenu des 30 filiales et 4 000 collaborateurs qui opèrent chaque jour en Ile-de-France, mais aussi de notre véritable expertise en matière de métros automatiques. Si l’on compte le nombre de kilomètres et de lignes que nous exploitons à travers le monde, nous nous situons au premier rang mondial.

Et, au-delà des chiffres, nous possédons une longue histoire de plus de 40 ans dans ce domaine. Keolis a ouvert la première ligne de métro automatique du monde, celle de Lille, en 1983, grâce à une solution inventée avec Matra. Nous avons également ouvert une première ligne de métro automatique de grande capacité à Lyon en 1990. Entre temps, nous avons développé de nombreuses lignes, que ce soit à Rennes, à Londres, à Hydérabad en Inde ou à Shanghai. Nous voulons faire profiter l’Ile-de-France et ses voyageurs de cette expertise.

Regrettez-vous la complexité de l’organisation française, qui réserve à la RATP la gestion des infrastructures du futur métro automatique ?

Le système, sur lequel nous avions alerté les pouvoirs publics, et qui sépare de manière artificielle la gestion de l’infrastructure et l’exploitation sur un métro automatique est fondamentalement contre-productif. Le principe même d’un métro automatique repose en effet sur un dialogue à la milliseconde entre le train et les installations présentes dans le tunnel, qui font l’objet du système de pilotage automatique. La créativité administrative française a inventé ce qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde. Nous verrons si ce système extrêmement complexe, avec des interfaces difficiles à établir, fonctionnera sans nuire à la performance et à la sécurité de l’ensemble.

Thierry Dallard, le président du directoire de la Société du Grand Paris a indiqué lui-même dans une récente intervention publique que, si c’était à refaire, il simplifierait les nombreuses interfaces qui viennent inutilement complexifier le projet du Grand Paris express et qui peuvent être à l’origine d’un certain nombre de difficultés et de surcoûts. Mais l’Etat a opposé sur ce sujet une fin de non-recevoir à la fois à Ile-de-France mobilités et aux opérateurs. Je note qu’un des grands opérateurs [ndlr : Transdev] a annoncé qu’il se désengageait de la compétition pour cette raison. On voit bien qu’en l’espèce l’Etat a réduit la concurrence et le champ des possibles.

* Organisation professionnelle des transports d’Ile-de-France

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