L’agence Anma évolue : elle élargit son équipe d’associés. Le processus de transmission engagé par son fondateur Nicolas Michelin passe par la mise au point d’une nouvelle gouvernance. Déjà, dans les locaux parisiens de l’agence en cours d’agrandissement, cour des Petites Ecuries, les valeurs cardinales d’Anma, « l’ordinaire extra », « la haute qualité d’usage » ou « la poétique de l’inutile » sont mises en débat pour être actualisées.
Ce matin-là, sur le chantier de transformation de l’ancienne imprimerie du Monde, à deux pas de la place Gambetta à Ivry, sous un soleil de plomb en cette fin d’été, Nicolas Michelin et Cyril Trétout débattent de la qualité et de la teinte d’un ragréage. Celui des poteaux en béton qui constituaient l’armature du bâtiment, et que l’agence a décidé de conserver. Contre l’avis initial des promoteurs et des constructeurs. Avec une conviction : le « déjà là » est fondamental. Qu’il s’agisse d’architecture ou d’urbanisme – les deux piliers de l’agence – Anma combat sans cesse pour la préservation de l’existant. Conserver ces poutres, qui forment une sorte de « temple grec », parfaitement orientées dans la perspective du projet urbain mixte qui va naître ici, c’était aux yeux des différents opérateurs rajouter des coûts et des contraintes. Mais chacun a fini par comprendre la position de l’agence. « Ce que j’ai apprécié dans notre collaboration avec Anma, pour le projet d’Ivry – le Monde, c’est ce mélange de convictions fortes dans l’élaboration du projet et de souplesse, c’est-à-dire d’une capacité d’écoute des contraintes du maître d’ouvrage », confie aujourd’hui Marc Amzallag, président de Polycités, un des promoteurs du site.

La structure en béton de l’ancienne imprimerie du Monde, à Ivry. © Jgp

Anma a conçu les plans d’un futur quartier d’Ivry, sur le foncier de l’ancienne imprimerie du Monde, à deux pas de la place Gambetta. Réalisé avec Nexity et Polycités, il comprendra un espace logistique opéré par Sogaris (10 000 m2), un hôtel, une résidence étudiante et des logements. © Anma
« Le choix de conserver cette armature de béton illustre très bien notre pratique, indique Nicolas Michelin. C’est l’idée du contexte, poursuit-il, on ne décline pas la même façade partout. Chaque projet doit être sur mesure. Nos bâtiments n’ont pas de style, notre signature se définit différemment en fonction de chaque lieu », insiste-t-il.
« Nous cherchons avant tout dans tous nos projets, qu’il s’agisse d’urbanisme ou d’architecture, le génie des lieux, l’histoire sociale des sites, leur « matrice », car il n’y a jamais de mauvais site, enchaîne Cyril Trétout. Nous gagnons souvent des projets d’architecture grâce à notre vision urbaine. C’est le site qui fait le projet », poursuit l’architecte, qui a rejoint Nicolas Michelin dans les années 90, tout comme Michel Delplace. L’agence s’appelle alors Labfac, une structure montée par Nicolas Michelin et Finn Geipel.
De Labfac à Anma
La couverture des arènes de Nîmes constitua, avec l’école d’art de Limoges, les premiers faits d’armes de Labfac qui se consacrera exclusivement à des équipements publics. Jusqu’à la séparation entre Nicolas Michelin et Finn Geipel, qui interviendra au tout début des années 2000. « On avait ouvert des bureaux à Berlin où l’on avait gagné plusieurs concours. Finn était beaucoup en Allemagne, moi à Paris, on a commencé à prendre de la distance, à moins bien s’entendre », raconte Nicolas Michelin. L’agence est endettée, les concours gagnés se font rares, « avec l’AUC on perd l’île-de-Nantes, face à Chemetov, et les bassins à flots de Bordeaux, qu’emporte Grumbach », se souvient-il. Et la séparation est actée.
Ainsi naît Anma, « avec la libération d’une énergie qui n’arrivait sans doute plus à s’exprimer, bridée par une aventure qui était parvenue à son terme », résume son fondateur. Et dès 2001, la nouvelle agence a la baraka.
« On est cinq, et on va gagner sept concours en un an », indique Nicolas Michelin, dont celui de la Halle aux Farines à Paris rive gauche, coordonné par Christian de Portzamparc qui soutiendra constamment Anma face aux représentants du rectorat, dans cette aventure architecturale en prise avec une forte adversité administrative. C’est sans doute en partie de cette expérience que viendra la théorisation par Anma de l’art du chausse-pied. « On a construit un bateau dans une bouteille », résume Nicolas Michelin. Il détaillera, dans un ouvrage, les défis posés par les injonctions contradictoires d’un maître d’ouvrage qui a largement sous-estimé les surfaces et les coûts nécessaires pour réaliser son cahier des charges. Face aux chausse-trappes du rectorat, « je m’accroche à l’idée du vide piranésien, du regard qui peut fuir toujours dans d’autres directions », écrit l’architecte dans le livre « L’aventure de la transformation d’une halle ».
L’ascension de l’agence ne cessera plus, pour culminer avec la construction du ministère de la Défense, à Balard en 2012. Anma emploie à cette époque jusqu’à 130 collaborateurs. Qu’il s’agisse de cet imposant ensemble entre le périphérique et l’héliport d’Issy, de la Maison de l’Ile-de-France, plus récemment inaugurée au sein de la Cité universitaire internationale et qui touche également le périph, Anma revendique les mêmes valeurs : refuser tout geste spectaculaire, chercher à bâtir des bâtiments « de sorte que l’on croie qu’ils ont toujours été là », « ne jamais martyriser les lieux ». Avec un engagement écologique depuis toujours, qui en fait assurément une pionnière.
Ecologiste dans l’âme
« Je suis un écologiste dans l’âme, j’ai des valeurs terrestres, j’aime les montagnes et les arbres, raconte Nicolas Michelin. J’ai passé une partie de mon enfance dans la forêt, poursuit-il. Utiliser les énergies naturelles est une des recherches principales d’Anma. Nous sommes connus pour être l’agence qui dépose le plus de titres 5 auprès du ministère de l’Environnement, argue l’architecte. Le titre 5, c’est ce qui permet de déroger, par exemple, à la ventilation nécessaire, à l’éclairage. On a passé notre temps à demander des dérogations pour innover. Le plus significatif a été Dunkerque (projet Grand Large, sur 42 ha) que l’on a conçu avec Franck Boutté », ajoute-t-il.

Bâtiment pionnier ZEN (Zéro énergie nette), la Maison de l’Ile-de-France, dessinée par Anma, dans la cité universitaire internationale (Paris 14°) est la première construction d’habitation collective à énergie positive de source 100 % solaire et de récupération réalisée en France. © Jgp
Anma a promu la ventilation naturelle assistée bien avant que cela devienne une recommandation pour le label E+C-. Ainsi par exemple, 60 % du ministère de la Défense bénéficie d’une aération non mécanique à 60 % du temps. La défense de la place de l’architecte et de l’urbaniste dans le processus de construction d’un immeuble ou d’un quartier figure également au cœur des valeurs d’Anma, résumées dans un récent manifeste (voir par ailleurs). La haute qualité d’usage, un des huit thèmes d’Anma, est placée comme l’objectif central de tout projet.
« La première qualité d’un logement, c’est par exemple le prolongement de l’espace intérieur sur l’extérieur par un balcon, une terrasse ou une loggia, où il est possible a minima d’y placer une table et quatre chaises, résume Michel Delplace, un des associés historiques d’Anma. Cela passe aussi par un travail subtil et très spécifique sur les halls d’entrée, les espaces de circulation et de dégagement », poursuit l’architecte.
Transmission
Aujourd’hui, le processus de transmission de l’agence, dans la perspective du retrait progressif de son fondateur, est engagé. « Les prises de décision se sont déjà horizontalisées depuis longtemps. J’endosse petit à petit un rôle de « consultant-expert », commente Nicolas Michelin. Depuis que j’ai commencé l’architecture, j’ai toujours fait quelque chose à côté aussi », résume celui qui fut directeur du centre d’art contemporain de Rueil-Malmaison et directeur de l’Ecole d’architecture de Versailles où il créa le centre d’art La Maréchalerie. Il confesse fréquenter davantage le milieu de l’art que celui de l’archi. « Je me verrais bien, dans les années à venir, mener différents projets plus personnels, ouvrir un lieu de production et de débats, écrire de nouveaux bouquins », indique cet auteur déjà prolixe.

Anmagora, débat thématique hebdomadaire. © Jgp

Cyril Tretout et Anne-Laure d’Artemare sur le toit de l’agence. © Jgp
Fidèles à leurs convictions, les associés ont laissé à leurs équipes, pour quelque temps, une totale liberté d’usage de l’extension de l’agence qu’elles viennent de récupérer, afin notamment d’en préfigurer ses plans futurs. « Nous conseillons à nos équipes de commencer par se perdre dans les quartiers dans lesquels nous intervenons, pour en ressentir la force », indique Cyril Trétout. Dans cette aile du bâtiment en cours de réflexion, les équipes d’Anma se réunissent en « Anmagora », pour débattre chaque semaine, lors de réunions informelles conduites par la responsable du bureau des maquettes, également associée au sein de l’agence.
« C’est aussi une de nos spécificités, raconte Cyril Trétout, nous avons toujours tenu à ne pas externaliser ni la réalisation des maquettes, ni la maîtrise d’œuvre d’exécution ». Sur le toit-terrasse d’Anma, on trouve des ruches et un compost, gérés par Mugo. Dans les salles de la future extension de l’agence, les valeurs cardinales d’Anma sont inscrites au mur, en vue de leur actualisation. Et une vaste pièce s’est transformée en un show-room éphémère. « Nous souhaitons que l’ensemble de nos collaborateurs puisse s’approprier nos réalisations », indique Anne-Laure d’Artemare, architecte associée au sein d’une agence qui n’a pas dit son dernier mot.
À l’échelle de la ville, considère Amna, l’Atelier urbain est formé par trois entités garantissant l’intérêt public et la qualité du projet, à savoir :
– l’élu (ou son représentant) donnant l’ambition et la vision d’ensemble,
– l’aménageur gérant les équilibres socio-économiques
– et l’urbaniste garant de la qualité du cadre bâti (pleins et vides).
Ce trio travaille en parfaite confiance et regroupe autour de lui les compétences nécessaires pour dialoguer, négocier et recevoir tous les porteurs de projets qu’ils soient promoteurs, associations, ou habitants.
Anma est l’auteur d’un récent manifeste, signé par un grand nombre d’acteurs divers de la fabrique de la ville.
« L’évolution de la construction en France est préoccupante, constate le manifeste d’Amna en préambule. Que ce soit à l’échelle de la ville, du quartier ou de l’habitation, on constate des incohérences et des absurdités entre un projet initial ambitieux et une réalisation trop souvent médiocre. Dans la plupart des opérations classiques d’urbanisme ou d’architecture, les ambitions environnementales et sociales du projet cèdent la place aux logiques financières », poursuivent les auteurs. « Pourtant les élus ont souvent l’impression d’avoir fait au mieux. Ils ont suivi à la lettre la procédure qui leur a été recommandée : enquête préalable, concertation, consultation d’urbanistes, consultation d’aménageurs, cahier des charges exigeant, concours de promoteurs-architectes, et enfin permis de construire. Ils pensent avoir bien suivi toutes les étapes sans s’apercevoir que petit à petit, le projet perdait en qualité. Tout concourt de manière insidieuse à optimiser économiquement les projets, phénomène qui tire inexorablement la qualité vers le bas ».
Pour contrer cela, il est proposé que « les élus et les aménageurs considérent l’architecte-urbaniste non pas comme un prestataire de service uniquement là pour rédiger les cahiers des charges et les avis sur les permis, mais bien comme un homme de confiance présent dans la durée et qui saura écouter, négocier et adapter le projet pour l’intérêt de la commune.
Les maitres d’ouvrage (promoteurs, bailleurs) doivent considérer l’architecte non plus comme une personne nécessaire pour établir le permis de construire et incapable par la suite de produire les détails techniques et de suivre le chantier, mais au contraire comme le concepteur du projet, ingénieur de l’espace apte à trouver les solutions les mieux adaptées à l’environnement et aux modes de vie », font-il notamment valoir.
APUI : l’architecte au cœur des projets
Très présent dans les métropoles de province, Anma compte de nombreuses réalisations en Ile-de-France. Urbaniste du canal de l’Ourcq, l’agence est présente à Carrières-sous-Poissy, Mantes, Bobigny. Elle va réaliser deux gares du Grand Paris express, (Saint-Maur Créteil + Créteil l’Echat) et a remporté plusieurs projets d’Inventons la Métropole du Grand Paris (Logements Bizet avec Pichet et Campus Horizons La Redoute avec Legendre, tous deux à Villejuif). « Quand j’ai vu arriver les Réinventer, j’étais très sceptique, commente Nicolas Michelin. Puis je me suis dit que cela replaçait l’architecte et le site au cœur du système. Il n’y a pas de programme. C’est le côté positif : le site fait le projet et le projet fait la règle. Le dialogue entre le promoteur et l’architecte est fécond. Le revers de la médaille, c’est qu’il s’agit parfois de simples opérations de communication pour les villes ». « Difficile de gagner sans un projet « wahou », qui épate », constate Anne-Laure d’Artemare. Certains mettent le paquet dans le packaging et ne vendent donc que du mensonge, poursuit Nicolas Michelin. On a coutume de dire que nos projets sont mieux conçus dans la réalité que ce qu’en montrent les perspectives. Pas de bluff.. c’est l’ordinaire-extra d’Anma. »