« Depuis le confinement imposé à la population, la justice est littéralement à l’arrêt – sans qu’aucune explication ne soit donnée, déplorent maîtres Julie Giry et Sophie Bilski, avocates au Barreau de Paris, dans une tribune. Ainsi, ce sont des milliers de justiciables, personnes physiques ou entreprises, qui sont dans l’inconnu du sort qui leur a été réservé », ajoutent-elles, évoquant notamment les incidences sur les grands projets franciliens. « L’arrêt des tribunaux n’est pourtant pas une fatalité », estiment les deux avocates.
« Le 16 mars 2020, le gouvernement de France ordonnait la fermeture de tous les lieux non indispensables à la vie du pays – dans le même temps, les chefs de juridiction du tribunal judiciaire de Paris, suivis par nombreux autres, indiquaient que seules seraient maintenues les audiences correctionnelles appelées à statuer sur des mesures de détention provisoire ou de contrôle judiciaire, les audiences de comparution immédiate, les présentations devant le juge d’instruction et le juge des libertés et de la détention, et, pour la gestion des urgences uniquement, les audiences du juge de l’application des peines et des juges pour enfants, rappellent Me Julie Giry et Sophie Bilski, avocates au Barreau de Paris.
En d’autres termes, seules quelques affaires relevant de la sphère pénale seraient traitées. S’ensuivaient la publication de deux ordonnances n° 2020-304 et n° 2020-306 du 25 mars 2020 l’une portant adaptation des règles applicables aux juridictions de l’ordre judiciaire statuant en matière non-pénale, l’autre portant prorogation des délais et adaptation des procédures censés permettre la continuation de l’activité judiciaire, au travers d’audiences à huis clos, ou en chambre du conseil, ou en visioconférence, ou par tout moyen de communication électronique y compris téléphoniques.
« La justice est littéralement à l’arrêt »
Qu’en est-il dans les faits ? Depuis le confinement imposé à la population, la justice est littéralement à l’arrêt – sans qu’aucune explication ne soit donnée, nous constatons chaque jour que même des décisions qui devaient être rendues sur des dossiers traités avant l’entrée en vigueur de l’état d’urgence, ne le sont pas. Ainsi, ce sont des milliers de justiciables, personnes physiques ou entreprises, qui sont dans l’inconnu du sort qui leur a été réservé. Aucune communication n’est également faite par les juridictions, faute vraisemblablement de greffiers disponibles ou de personnels pourvus d’outils nécessaires à un travail à distance, sur les affaires courantes en cours ou à venir, y compris urgentes.
Nous pensons là aux nombreux salariés à qui il a été promis que des procédures d’urgence en référé seraient encore possibles et qui trouvent en réalité portes closes lorsqu’ils veulent réclamer le paiement de salaires qui ne leur ont pas été versés. Également, nous pensons à ces pères, mères qui se trouvent esseulés et incapables de faire valoir leurs droits à l’égard de leurs enfants car là encore, les audiences ne se tiennent pas et qu’aucun moyen n’est mis à disposition pour que les dossiers soient effectivement traités. Nous pensons encore à toutes les entreprises qui, en litige avec un fournisseur, attendent le paiement d’une créance, pour lesquelles chaque jour perdu remet en cause la pérennité de celles-ci. Il est fort à craindre que durant ce “temps suspendu”, de nombreuses entreprises se retrouvent en dépôt de bilan faute d’avoir pu faire valoir leurs droits. Nous pensons enfin, s’agissant plus particulièrement de la région Ile-de-France et des projets d’envergure qui la concerne (Grand Paris express, préparation des JO), à l’incidence des retards pris dans le traitement des contentieux en cours.
» En état de non-droit »
C’est aujourd’hui une société entière qui vit dans un Etat de non-droit, puisque sans justice rendue, c’est la loi du plus fort ou du plus malhonnête qui s’imposera laissant la porte ouverte à tous les systèmes parallèles mafieux et autres. Cette situation est d’autant plus préoccupante qu’il est déjà annoncé que la sortie de crise sera lente et progressive. L’arrêt des tribunaux n’est pourtant pas une fatalité. Quelles solutions pourraient être mises en place dès à présent ? En pratique, la justice dispose déjà de moyens dématérialisés pour communiquer entre les parties et avec les magistrats, pour permettre à la procédure écrite de se dérouler (système intranet d’échanges de conclusions et de pièces, appelés RPVA). Ces moyens étaient utilisés jusqu’au 17 mars dernier et alors qu’ils auraient pu continuer de l’être, ne le sont pas, les juridictions estimant ne pas avoir les ressources nécessaires.
Également, nombre d’affaires n’étaient pas, avant le confinement, plaidées, les avocats procédant par voie de dépôt de leurs dossiers – là encore, à quelques rares exceptions près, nous constatons qu’il n’existe aucune communication avec les magistrats pour organiser la pérennité de ce fonctionnement. Enfin, de la même façon que les magasins alimentaires ou les services postaux ont su organiser des files d’attente et réunir des individus en respectant les règles de distanciation sociale, la justice doit pouvoir fonctionner afin de ne pas se trouver totalement noyée dans un retard qui sera grandement préjudiciable aux justiciables.
« Il est urgent que les tribunaux se réinventent »
Il est urgent que les moyens déjà existants soient réutilisés pour permettre un fonctionnement de la justice malgré la crise sanitaire dont on sait qu’elle va encore durer. Il est enfin également urgent que les tribunaux se réinventent pour permettre une continuité de la justice. L’Etat ne peut pas ignorer que depuis le 17 mars dernier, aucun tribunal ne fonctionne véritablement, même en service restreint et aménagement, pour les domaines autres que le pénal. Le président de la République n’a fait aucune allusion à la poursuite de l’activité de la justice lors de son allocution du 13 avril dernier. Ce silence présidentiel est d’autant plus incompréhensible que notre Président a pris soin de dire qu’aucun secteur de notre société ne serait laissé pour compte. La justice est-elle un service essentiel au fonctionnement de la nation ? C’est la question que nous posons aujourd’hui au gouvernement. »