Trois tables rondes ont réuni le 30 mai dernier les meilleurs experts, dans le cadre des Assises du Grand Paris, pour des échanges sur les nouveaux enjeux de la ville numérique : intégration des datacenters face à des débits qui explosent, place de l’Ile-de-France dans la bataille mondiale de l’intelligence artificielle et développement des écosystèmes locaux d’innovation figuraient au programme de la matinée.
Comment intégrer au mieux les datacenters face à une demande exponentielle, une acceptabilité locale variable et une saturation du foncier ? Lors de cette première table ronde, Cécile Diguet, directrice du département urbanisme, aménagement et territoires de l’Institut Paris Region, a évoqué en premier lieu « un changement dans les imaginaires ». « L’idée d’une dématérialisation totale, d’un numérique qui n’impliquerait pas d’infrastructures ou de matière a vécu, cédant la place à une prise de conscience des impacts environnementaux du numérique. Un peu comme la logistique à une époque, les datacenters viennent transformer, perturber, à la fois les systèmes énergétiques locaux mais aussi parfois les volontés de programmation économique des territoires », souligne l’urbaniste.
Alors que les datacenters, dont les implantations se déplacent du nord de Paris au sud de la région Ile-de-France, nécessitent des bâtiments toujours plus grands, la question de leur intégration dans le paysage urbain et architectural se pose avec une acuité croissante. Mais Cécile Diguet a souligné aussi l’intérêt que pouvaient représenter ces équipements pour transformer des friches, parfois polluées, évitant, à l’heure du ZAN, d’artificialiser des terres naturelles, agricoles ou forestières. Alors que le foncier se raréfie, les datacenters sont au cœur de débats résultant localement de conflit d’usages des zones mutables.
170 datacenters en Ile-de-France
Dans une région capitale où l’on dénombre 170 datacenters et 26 projets en cours, l’Institut Paris Region déploie une approche écosystémique de leurs impacts, ne limitant pas l’étude de ces derniers aux émissions carbone mais prenant en compte les conséquences de ces infrastructures sur la biodiversité, l’environnement au sens le plus large, y compris social. Cécile Diguet a souligné au passage le risque que la production massive d’électricité décarbonée en France fasse de l’Hexagone une réserve européenne pour les datacenters.
« Le paradoxe des data centers, c’est qu’ils hébergent des datas, mais qu’il est souvent difficile d’obtenir des datas sur les datacenters », a-t-elle également constaté. L’urbaniste a souligné que l’intelligence artificielle (IA) va décupler les besoins en énergie requise par ces équipements. « Actuellement, on se situe entre deux et dix kilowattheures consommés par mètre carré dans un data center. L’intelligence artificielle va élever cette consommation à des valeurs comprises entre de 40 et 70 kWh par mètre carré. Soit un décuplement », a pour sa part indiqué Louis-Marie Le Leuch, directeur énergie & carbone de Digital Realty France.
Assurer la fourniture du courant nécessaire au bon fonctionnement de ces infrastructures numériques constitue donc un enjeu majeur. RTE compte aujourd’hui quatre datacenters dont la consommation dépasse 40 mégawatts et sont donc raccordés directement sur le réseau public de transport en Ile-de-France. Soit 520 mégawatts de puissance de raccordement au total, a indiqué Séverine Laurent lors de cette même table ronde. La directrice des relations publiques Ile-de-France chez RTE a confirmé la tendance actuelle à la massification de ces installations, toujours plus grandes.
« Actuellement, 30 sites font l’objet d’une demande de raccordement en cours, équivalant à 3 340 mégawatts, soit la puissance demandée par la ville de Paris en hiver », a illustré Séverine Laurent. Les délais de raccordement s’allongent pour les installations les plus consommatrices, pouvant atteindre plusieurs années. Le sud de l’Essonne apparaît comme une zone particulièrement saturée. Face à cette explosion de la demande, RTE va développer, dès que les décrets l’autorisant seront publiés, des offres mutualisées entre utilisateurs, dont le coût sera partagé au prorata des consommations de chacun.
Une grille multicritères pour rationaliser les implantations
Le risque d’une bulle qui éclaterait un jour où l’autre a été évoqué, les opérateurs de datacenters demandant généralement des puissances électriques supérieures à leurs besoins réels, anticipant une hausse rapide de leur activité qui pourrait ne pas toujours se réaliser.
Séverine Laurent défend l’idée de la mise en place d’une grille multicritères permettant d’optimiser les localisations des futures installations, évitant que la puissance financière des opérateurs concernés aboutissent à ce qu’ils acquièrent des emprises inadaptées, sans prise en compte de l’intérêt général. Le schéma directeur de développement de réseau (S2DR) récemment publié par RTE doit contribuer à cette rationalisation des implantations. Les critères à considérer sont en l’occurrence la nature des fonciers disponibles, mais aussi l’environnement de ces équipements, notamment afin de rendre possible l’utilisation de leur chaleur fatale dans des réseaux de chaleur. Les risques que ces équipements contribuent à créer ou à aggraver des îlots de chaleur figure parmi ces critères. « Il faut aussi veiller à ce que ces infrastructures s’intègrent dans les projets stratégiques de leurs territoires d’accueil », a indiqué Séverine Laurent.
Paris en 4e position du top 100 des hubs mondiaux
Exemple avec Digital Realty, qui designe, construit et opère des data centers pour le compte de ses clients, réunis en colocation. La société gère un parc de 350 datacenters situés dans 26 pays. Elle opère un parc de 16 datacenters en France, dont 14 en Ile-de-France. « Le premier critère d’implantation d’un datacenter est la connectivité évidemment », a souligné lors de ce débat Louis-Marie Le Leuch, directeur énergie & carbone de Digital Realty France. Les datacenters doivent être situés sur les nœuds de connectivité. L’accès à l’énergie constitue le deuxième critère d’implantation des opérateurs de datacenters, le troisième étant l’accès au foncier.
Sur le top 100 des hubs mondiaux, Paris est situé en quatrième position et Marseille, qui se classait au 42e rang il y a dix ans, est aujourd’hui septième. « Tout l’enjeu est de trouver un équilibre, pour garantir un accès durable à la donnée », a pointé Louis-Marie Le Leuch. Il a également indiqué que les principaux opérateurs de datacenters s’approvisionnaient avec une électricité renouvelable pour la totalité de leur consommation. « Nous maîtrisons nos émissions directes et nous faisons très attention également à nos fluides frigorigènes, a-t-il souligné. Mais l’on voit bien que nous sommes dans un moment où l’on va s’intéresser de plus en plus aux ressources que l’on utilise, à ce qui relève du Scope 3. Cela consiste également à faire plus attention à la façon avec laquelle nos bâtiments sont construits et opérés dans le temps, avec évidemment des questions d’efficacité énergétique ».
Une nécessaire proximité avec des réseaux de chaleur
Digital Realty vient de passer en revue l’ensemble de ses datacenters pour étudier les opportunités d’utiliser leur chaleur fatale pour alimenter des réseaux de chaleur. Ce qui suppose une proximité suffisante avec ces derniers, ce qui est le cas pour 6 des 14 datacenters opérés en France par Digital Realty.
Pour Lionel Grotto, directeur général de Choose Paris Region, l’agence d’attractivité de la région Ile-de-France, les besoins de puissance de ces installations au cours des années à venir sont tels qu’ils exigeront des arbitrages. Dans un contexte où l’Ile-de-France nourrit de grandes ambitions, qu’il s’agisse du quantique, des supercalculateurs ou de l’IA. « Nous travaillons aussi à ce que les besoins de puissance supplémentaires servent à des projets industriels, innovants, participant à la transformation digitale des entreprises ». Si certains opérateurs de datacenters se heurtent à un rejet de la part des élus des territoires où ils souhaitent s’implanter, Lionel Grotto constate plutôt une appétence pour accueillir des équipements, notamment eu égard aux recettes fiscales considérables qu’ils génèrent localement.
Small is beautiful
Silvio d’Ascia, l’architecte de la gare TGV de Turin ou de la Fondation Maeght de Saint-Paul de Vence, s’inspire de l’exemple chinois, où les datacenters sont souvent implantés dans des programmes hybrides, multifonctionnels, pour proposer des datacenters dans des centres urbains, adaptés à leur intégration à des réseaux de chaleur, au sein de hubs de transport par exemple. « Aujourd’hui, il existe un déficit de représentativité du numérique vis-à-vis de la société, d’où une faible acceptabilité des datacenters à grande échelle », estime l’architecte.
Avec l’avènement du edge computing, de l’IoT ou de la 5G, l’Intelligence artificielle va devoir être de plus en plus proche de ses utilisateurs, cela aussi afin d’éviter de saturer les bandes passantes, a poursuivi Silvio d’Ascia, qui propose de ne pas cacher ces installations mais d’en faire des lieux donnant du sens, humanisant le numérique. « Ces mini datacenters peuvent avoir un rôle de cerveau numérique de la smart city, des réseaux, des ressources et des services d’une ville », considère-t-il.
Mais le power usage effectiveness (PUE), critère de mesure de l’efficacité énergétique de l’infrastructure des datacenters, contribuerait à privilégier les gros équipements. « En fixant un objectif d’efficacité énergétique plus élevé, l’Europe va pousser à leur concentration », a indiqué Louis-Marie Le Leuch.