Libres échanges autour de la Grande Arche

Laurence Cossé, auteure de « La Grande Arche », et les urbanistes Jean-Louis Subileau et Yves Dauge ont débattu, jeudi 16 novembre 2017, autour d’Ariella Masboungi sur la grandeur et la décadence d’un des grands projets mitterrandiens les plus intéressants. Edifiant.

« N’inventez rien. » Le conseil de Goethe aux romanciers en herbe, rappelé par Laurence Cossé en préambule de la conférence organisée jeudi 16 novembre 2017 dans le cadre des « 5 à 7 » du club Ville aménagement, apparaît totalement pertinent pour le sujet de « La Grande Arche ».  Un thriller architectural autour duquel Ariella Masboungi, Grand prix de l’urbanisme 2016, avait réuni, outre l’auteure, deux stars de l’urbanisme des années Mitterrand : Jean-Louis Subileau, gérant de Une fabrique de la ville, Grand prix de l’urbanisme 2001, ancien responsable de l’opération « Tête Défense », et Yves Dauge, ancien président de la mission interministérielle de coordination des grandes opérations d’architecture et d’urbanisme, président de l’Association nationale des biens français du patrimoine mondial.

Jean-Louis Subileau, Ariella Masboungi, Laurence Cossé et Yves Dauge, jeudi 16 novembre 2017, tour Sequoïa, sous une photo de Johan Otto von Spreckelsen présentant à François Mitterrand une maquette de la Grande Arche. © Jgp

L’ouvrage raconte l’histoire édifiante de la construction d’un des grands projets du premier septennat socialiste, au déroulement déroutant et calamiteux, qui est paradoxalement l’un des plus réussis.

La Grande Arche. © Jgp

En 1983, personne, à Paris, ne connaît Johan Otto von Spreckelsen, l’architecte désigné lauréat du concours « Tête Défense », auquel ont participé 800 concurrents sélectionnés sans que le jury connaisse leurs noms. Le roman de Laurence Cossé commence par narrer, au lendemain de sa désignation, la recherche au Danemark, plusieurs jours durant, de l’architecte lauréat parti pêcher le hareng à une époque où les téléphones portables n’existaient pas.

Le problème, c’est que cet artiste exigeant et fort talentueux n’a construit que quatre églises au Danemark, de taille d’ailleurs modeste, mais extrêmement pures et subtiles, selon les mots de Laurence Cossé.

Laurence Cossé, auteure de « La Grande Arche ». © Jgp

Ainsi que la demeure où il réside. Et qu’il n’est absolument pas armé pour affronter un chantier de l’ampleur et de la sophistication technique de l’ouvrage qu’il a lui-même dessiné.

Un roman jubilatoire

Une autre raison explique pourquoi le nom de ce génie de l’architecture, qui nouera avec François Mitterrand des liens d’admiration réciproques, n’est pas connu davantage aujourd’hui en dehors du cercle des experts : après trois années passées à Paris, à se démener entre une maîtrise d’ouvrage complexe, l’Elysée et Bercy, « Spreck » jettera l’éponge. Il démissionnera en chemin, fait unique dans l’histoire des grands projets, et retournera au Danemark, demandant que son nom ne soit pas associé à l’œuvre qu’il estime dénaturée. Il mourra six mois plus tard. Paul Andreu, qui l’accompagne depuis le début puisque l’architecte danois n’a pas d’agence à proprement parler, finira l’ouvrage.

Yves Dauge. © Jgp

Le roman, jubilatoire par ailleurs, car l’auteure manie à la perfection l’art de la litote et de la périphrase, raconte comment l’architecte, «  à la fois séducteur, spirituel et angélique »,  alla déchantant. « J’ai découvert que les Danois ont des Français l’image caricaturale que nous avons parfois des Siciliens ou des Grecs », résume Laurence Cossé. Le maître d’œuvre, qui a l’habitude de dessiner et de choisir chaque pierre de ses églises, perd pied face aux raffinements florentins de la maîtrise d’ouvrage des grands projets mitterrandiens.

La suppression par le gouvernement de Jacques Chirac du Centre international de la communication (Cicom), projet fumeux que l’Arche doit abriter, et auquel Johan Otto von Spreckelsen semble être le seul à avoir sérieusement cru, achève de détruire sa motivation. Sans Cicom, la contrainte financière se fait plus violente, et l’architecte voit son projet largement égratigné. « Spreck » devra, pour ne prendre qu’un exemple, renoncer au marbre de Carrare de la carrière de M. Figaïa, qu’il avait sélectionné lui-même en se rendant sur place, mais dont le prix est plusieurs fois supérieur au marbre classique.

« Planter des carottes en toiture »

Intitulés « Leçons de la Grande Arche, y a-t-il un avenir pour les grands projets ? », ces débats ont donné l’occasion à Jean-Louis Subileau et Yves Dauge de raconter cette époque formidable. Où les architectes tenaient encore le haut du pavé, qui plus est alors que François Mitterrand « se plaçait toujours du côté des créateurs, des concepteurs ».

Les deux complices ont multiplié les anecdotes. Yves Dauge participa notamment aux travaux préparatoires à l’organisation par la France de l’Exposition universelle de 1989, avant que François Mitterrand ne décidât de jeter l’éponge, face aux torpillages politiques d’une cohabitation impitoyable. A propos de la Grande Arche, Subileau et Dauge ont décrit avec malice les techniques oratoires qu’ils mettaient en œuvre pour gagner les arbitrages budgétaires face au ministère des Finances, lors de réunions mémorables auxquelles participaient autour du président de la République Pierre Bérégovoy, Jack Lang ou Robert Lion.

Jean-Louis Subileau. © Jgp

« Les architectes n’étaient pas alors malmenés comme ils le sont aujourd’hui, ils n’étaient pas traités comme de simples employés des entreprises de construction », lance Yves Dauge. Jean-Louis Subileau pense pareil. L’ancien directeur adjoint de l’Atelier parisien d’urbanisme (Apur) déplore que les architectes aient disparu des jurys des concours récents, « Réinventer » et « Inventons », concours pour lesquels « il suffit de planter quelques carottes sur un toit et d’écrire coworking ou un des dix mots-clés de l’époque pour être sélectionné », considère-t-il.. « Dans ces concours d’un nouveau type, je mets au défi quiconque de savoir qui a décidé et pourquoi », ajoute Jean-Louis Subileau.

Yves Dauge a saisi l’occasion pour lancer un cri d’alarme face aux deux fléaux qui menacent selon lui le pays, reniant son passé : la paupérisation des centres-bourgs des villes moyennes et celle des banlieues. Mais c’est une autre histoire.

 

« La Grande Arche » de Laurence Cossé, paru le 7 janvier 2016 – Gallimard, collection blanche, édité également en Livres de poche.

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