D. Béhar/T. Souami : « Les Inventons font entrer l’usage dans les projets par l’exploitation »

« Ce qui se joue, ce n’est pas le passage du public au privé mais de la règle au contrat », résument Daniel Béhar et Taoufik Souami, respectivement professeur et codirecteur de l’Ecole d’urbanisme de Paris, et tous deux titulaires de la chaire Aménager le Grand Paris qui s’agrandit et organise, le 16 janvier prochain, une journée sur la métropole « 10 ans après ». Les deux chercheurs décrivent l’état de la réflexion de la chaire sur les nouveaux appels à projets d’urbanisme qui, estiment-ils, produisent de nouvelles formes d’hybridation.

Quels sont les programmes de travail de la chaire Grand Paris en cours ?

Daniel Béhar : La chaire Grand Paris œuvre actuellement sur quatre grands programmes structurants : sur le financement de l’aménagement et de la fabrique urbaine, sur les projets XXL, sur les nouveaux métiers de l’aménagement, ainsi que sur l’organisation des grands événements internationaux. Parallèlement, nous poursuivons nos activités de formation destinées aux étudiants de l’Ecole d’urbanisme de Paris et aux collaborateurs des membres fondateurs de la chaire. Les concours d’urbanisme de type « Inventons la métropole du Grand Paris » traversent ces différents chantiers.

Quels types de travaux leur avez-vous consacré ?

D.B. : Nous y avons consacré des ateliers avec nos étudiants, procédant à des travaux collectifs sur une série de questions, notamment sur l’innovation économique, sur la programmation, l’intégration de ces appels à projets dans le cadre de grandes ZAC telles que celle des Ardoines. Nous avons organisé une journée avec les chargés d’opération des organismes membres fondateurs de la chaire, donnant l’occasion d’un retour d’expériences collectif, et nous avons monté une journée du Grand Paris, sous la forme d’un colloque. La prochaine édition a lieu le 16 janvier sur le thème « Grand Paris, 10 ans après ».

Taoufik Souami et Daniel Béhar, de la chaire Aménager le Grand Paris de l’Ecole d’urbanisme de Paris. © Jgp

Nous menons également des auditions régulières de professionnels. Nous avons reçu, dans ce cadre Jean-Louis Subileau (Une fabrique de la ville), Lise Mésliand, (Linkcity), Anne Pétillot (Cité de la gastronomie de Rungis) ou Marie-Pierre Guillonneau (Talim). Des personnalités qui ont participé, chacune à sa manière, au projet. Nous les avons questionnées à la fois sur leur formation et leur parcours professionnel et sur leurs regards face aux appels à projets, comment ces derniers changent les façons de faire, quelles capitalisations ils en tirent. Ces auditions se poursuivent depuis septembre 2018 autour des nouveaux métiers et des nouvelles postures. Nous avons également travaillé sur ces sujets dans le cadre de la formation Grand Paris que nous délivrons avec l’Institut d’aménagement et d’urbanisme (IAU).

Quels enseignements sur ces nouveaux concours ressortent de ces différents travaux ?

D.B. : Nous avons expertisé une série de dossiers, notamment concernant les sites de Charenton-Bercy ou Pleyel. Première chose, c’est sur les intentions portées par les initiateurs de ces projets que l’on peut rester le plus prudent, parce que leur attente ne paraît pas forcément évidente. Gagner du temps et faire métropole, sur ces deux entrées se concentrent les doutes. Le premier « Réinventer Paris » montre que le temps de l’aménagement est difficilement compactable. Le rythme demeure relativement lent, non seulement en matière de procédures mais aussi compte tenu des phases de concertation, les praticiens nous l’ont souvent dit. Les démarches d’urbanisme transitoire illustrent le fait qu’il s’agit, bien souvent, davantage de gérer le temps que d’en gagner.

Le premier « Réinventer Paris » montre que le temps de l’aménagement est difficilement compactable. Le rythme demeure relativement lent, non seulement en matière de procédures mais aussi compte tenu des phases de concertation, les praticiens nous l’ont souvent dit.

Vous questionnez également l’articulation de ces concours avec l’urbanisme programmatique ?

D.B. : Sur la gestion de l’espace, se pose la question des interactions verticales et horizontales, entre la planification et les projets. On voit que cela n’est pas résolu. Comment les projets s’articulent avec le schéma directeur de la région Ile-de-France (Sdrif), avec les plans locaux d’urbanisme (PLU) ? On ne peut pas faire comme si la planification avait disparu. La question des emboîtements d’échelles ressort également de nos travaux. Les questions que l’on voulait contourner reviennent, notamment dans le rapport entre ces projets et l’existant. Aux Ardoines, à la demande de l’EPA Orsa (GPA), nous avons travaillé sur l’articulation de ces appels à projets avec les grandes ZAC, sur les interactions avec les autres grands projets en cours sur le territoire, ceux de la Vallée scientifique de la Bièvre notamment, avec l’existant. Cela repose les questions d’innovation dans les produits, qui renvoient à la contextualisation des opérations. Le temps et l’espace jouent ensemble. Pour aller vite, les opérations ont été sorties de leur contexte et ce dernier revient en boomerang. Même chose pour le temps.

Projet d’UrbanEra pour le site Charenton-Bercy. © SOM/Atelier2/3/4/Arep

La gare des Ardoines et son projet connexe. © Societe du Grand Paris / Valode et Pistre

Les effets les plus intéressants de ces appels à projets ne découlent pas forcément des intentions affichées ?

D.B. : Ils résident davantage dans leurs effets indirects, plus puissants que les effets attendus. Je pense à tout ce qui relève de la transformation des modes de faire. Il est très intéressant de voir comment cela fait bouger les cultures, les métiers, dans les organisations elles-mêmes, les institutions, au sein de Grand Paris aménagement par exemple etc. Plus que la question de l’innovation, le fait nouveau c’est l’entrée, au sein de ces projets, de l’usage par l’exploitation. Cela recompose de nombreux aspects des processus habituels. C’est sans doute une des questions les plus sensibles, sur lesquelles nous allons travailler dans le cadre des échanges d’expériences des prochaines journées que l’on organise. La chaire Grand Paris va intégrer prochainement différents porteurs de projets, des opérateurs privés notamment, qui souhaitent que l’on aborde ces questions. Nous allons donc organiser des journées de retours d’expériences, d’échanges de pratiques, pour nous interroger sur ce que signifie cette prise en compte des usages, non plus par la programmation mais par l’exploitation.

L’innovation réside également dans la constitution de groupements hybrides ?

Taoufik Souami : Plus encore que par le passé, l’aménagement éprouve des difficultés à se financer. L’aménageur se doit de garantir la faisabilité du projet, notamment financière. Avec des autorités publiques qui disposent de moyens décroissants. Deux mouvements se croisent. Celui qui consiste à aller chercher du côté de l’exploitation, ceux qui vont apporter des ressources financières complémentaires (l’exploitant, l’utilisateur final, le preneur), et le mouvement qui consiste à se tourner davantage vers des investisseurs. Des acteurs financiers, par exemple des foncières, sont ainsi encouragés à investir dans des produits urbains, des quartiers. Les promoteurs eux-mêmes vont de plus en plus souvent chercher des co-investisseurs de ce type.

Patrick Ollier et Jacques JP Martin en visite de terrain à Rueil-Malmaison dans le cadre d’Inventons la métropole du Grand Paris I. © Jgp

Jean-Louis Subileau, (Une fabrique de la ville), figure parmi les personnalités interrogées par la chaire Grand Paris dans le cadre de ses travaux sur les nouveaux appels à projets. © Jgp © Jgp

Les appels à projets tels qu’”Inventons la métropole” constituent un espace d’observation qui montre ces deux mouvements, avec les hésitations et les doutes que peuvent rencontrer les différents acteurs concernés. Le travail de la chaire consiste notamment à se poser la question de savoir si cette recherche de ressources financières complémentaires va s’exercer davantage en aval ou en amont de l’opération d’aménagement. La question métropolitaine devient essentielle dans ce cadre. On constate par exemple une notation des métropoles, de leurs capacités relatives à faire fonctionner des ensembles urbains complexes dans la durée. Le faible nombre d’investisseurs étrangers qui ont participé à IMGP figure, à ce titre, parmi les questions que nous nous posons. Même si certains acteurs français sont allés chercher des investisseurs étrangers. Aujourd’hui, on ne parvient plus à reproduire le modèle classique qui reposait sur une forte valorisation du foncier, un équilibre provenant également d’aides publiques, directes par le biais de subventions d’équilibre ou indirectes à travers des décotes du foncier ou de l’immobilier. Un de nos objets d’interrogation est donc l’évolution de la recherche de financement de l’aménagement.

La composition des groupements, une réelle innovation ou de façade ?

D.B. : Nous avons travaillé essentiellement, pour l’instant, du côté de la maîtrise d’ouvrage des appels à projets, des aménageurs. Nous allons travailler à présent aussi sur des groupements eux-mêmes. L’innovation que je note est celle de l’irruption de l’exploitant, qui crée une triangulation entre trois pôles et trois fonctions dans les projets : les investisseurs, la conception, et l’usage. Cette imbrication des trois, aux yeux de certains urbanistes, dénature les projets. La vraie question est pour nous celle de savoir comment on globalise, on intègre ces trois registres, et où sont les arbitrages. Dans le choix même des lauréats et dans le processus de fabrication, qui l’emporte ? Est-ce le critère financier, le projet et sa conception, ou l’usage?

L’autre question porte sur l’évolution de ce triangle dans la durée. Nous constatons qu’il se recompose, qu’il se renégocie durant la vie du projet. Sans réelle transparence, ni au moment du choix ni ensuite. Entre le moment où l’on a choisi un groupement lauréat et le moment où l’on va conventionner avec lui, on voit bien que la combinaison des trois éléments va changer. C’est ce que l’on entend partout aujourd’hui. Autrement dit, le choix du lauréat s’est donc forgé sur une combinaison, avec l’exploitation ou le programme ou la forme urbaine, qui a particulièrement séduit. Et cela va évoluer, dans tel projet, le nombre de logements sera revu à la hausse pour assurer l’équilibre, par exemple.

Inventons la métropole

Patrick Ollier, Anne Hidalgo et l’ensemble des lauréats d' »Inventons la métropole du Grand Paris » le 18 octobre 2017 au Pavillon Baltard à Nogent-sur-Marne. © JGP

Lise Garnier (Bouygues Immobilier) et Isabelle Vallentin (alors à Sequano) lauréats d’IMGP à Noisy-le-Sec.© Jgp

Lancement d’IMGP2, à Cannes au printemps 2018. © Jgp

On assiste à une privatisation de l’aménagement ?

D.B. : Finalement, le débat lancé dans la presse sur la privatisation croissante de la ville n’est pas le sujet. Ce qui se joue dans le rapport public/privé est beaucoup plus complexe. L’interaction public/privé se recompose sans faire disparaître l’aménagement. Ce n’est pas l’appel à projets qui tue la ZAC mais ses méthodes qui sont reprises, à l’exemple de Charenton-Bercy, lancé par un appel à projets et qui va faire l’objet d’une ZAC pour être réalisé. En termes de production urbaine, ce n’est pas une privatisation mais une recomposition public/privé qui se joue. C’est une séquence de plus dans un processus de recomposition sur lequel des briques antérieures ont été posées, l’émergence des macro-lots par exemple. On a tendance à dire que la question n’est pas le passage du public au privé dans la production urbaine mais le passage de la règle au contrat ou, pour être encore plus provocateur, vers un urbanisme de notaire. Tout cet édifice repose sur la convention. Sur l’engagement réciproque des parties. Et donc sur le contrat et le notaire.

Le secteur privé souhaite la présence d’entités publiques qui peuvent fournir des garanties que le secteur privé ne peut apporter. Personne ne souhaite que la puissance publique renonce à toutes ses prérogatives, puisque c’est elle qui va garantir dans la durée les projets.

T.S. : Tous les interlocuteurs que l’on rencontre confirment qu’il existe une zone grise. Les jurys des appels à projets ne fonctionnent pas comme les jurys classiques. Le choix ne s’effectue pas dans le cadre d’une procédure d’appel d’offres public. Puis les projets, lors de la phase de réalisation, peuvent retrouver des formes plus classiques, de ZAC par exemple. De ce fait, parallèlement à la question du financement, ce qui nous intéresse ce sont aussi les incidences juridiques de cette recomposition, d’autant plus prégnantes que l’aménagement possède en France une très forte assise juridique, une architecture presque totalement absente dans ces projets. Tout au moins dans la phase de choix des groupements.

Existe-t-il, selon vous, des risques de requalification de certains projets en concession d’aménagement ?

TS. : Le secteur privé souhaite la présence d’entités publiques qui peuvent fournir des garanties que le secteur privé ne peut apporter. Personne ne souhaite que la puissance publique renonce à toutes ses prérogatives, puisque c’est elle qui va garantir dans la durée les projets. C’est pourquoi on va sans doute ­ – l’avenir le dira – revenir à des montages juridiques plus classiques, parce que plus rassurants. Le cadre juridique public réduit les aléas. Sur des durées de 15, 20, 30 ans, personne n’a intérêt à introduire des failles juridiques qui vont s’ajouter aux aléas économiques et politiques.

Catherine Barbé, (Société du Grand Paris), entourée de François Elia (Caisse des dépôts et consignations) et de Thierry Roussel (Université de Paris-Marne-la-Vallée), lors du lancement de la chaire Aménager le Grand Paris. © Jgp

Damien Robert et Gilles Bouvelot, lors du lancement officiel de la chaire Aménager le Grand Paris, en juillet 2017. © Jgp

D.B. : A l’inverse, des projets tels que celui développé par la ville de Paris à Bruneseau, dans le 13e arrondissement, intègrent les méthodes des appels à projets dans le cadre d’une ZAC. La SemPariSeine entend également mettre en œuvre ces méthodes, la directrice du Syndicat d’études de la Cité de la gastronomie Paris-Rungis, Anne Pétillot, qui intervient au sein de l’Ecole d’urbanisme de Paris et dont nous suivons les travaux avec beaucoup d’intérêt, a recours aux appels à projets dans le cadre de la concession, ce qui constitue, là aussi, une sorte d’hybridation. Ce n’est donc pas l’un ou l’autre, mais les deux. Ces appels à projets, souvent perçus comme des alternatives aux projets classiques d’aménagement, viennent en réalité réinterroger les modes de faire classiques. Ils sont également réintégrés dans ces processus.

La chaire suppose que vous recherchiez à être utiles à vos partenaires ?

D.B. : Je pense que nous sommes dans la position classique de chercheurs qui prennent de la distance, tentent de problématiser des processus, mais en même temps ­– et c’est ce qui est intéressant – c’est que nous sommes en prise direct avec nos partenaires. Notre matière première, c’est ce qu’ils font. Nous n’en sommes qu’au début. Par ailleurs, nous avons en effet, une obligation de produire des travaux qui leur soient utiles.

T.S. : Nous ne sommes pas là pour produire des éléments immédiatement applicables. Nous éclairons des évolutions en cours. C’est ce que nous demandent nos partenaires. Nous étudions, par exemple, la question des nouvelles compétences nécessaires pour ces appels à projets. En associant les exploitants au montage des projets, dès l’origine, on complexifie et on fragilise les projets, par exemple en cas de défaillance des exploitants. L’intérêt de la chaire est de partager les positions entre ses membres, qui peuvent être parfois sur des positions concurrentes.

Nous ne sommes pas là pour produire des éléments immédiatement applicables. Nous éclairons des évolutions en cours. C’est ce que nous demandent nos partenaires.

D.B. : Spontanément, leurs attentes portent sur la prospective. Face à un avenir métropolitain caractérisé par un niveau d’incertitude élevé, les membres de la chaire Grand Paris souhaitent, en particulier, que nous les aidions à prévoir ce qui va se passer. Ce que nous tentons de faire en décryptant les trajectoires, les dynamiques, les signaux faibles.

T.S. : Il paraît toujours mal aisé de travailler à la performance de son modèle tout en le remettant, au moins partiellement, en question. Or certains modèles sont pour partie essoufflés. Notre travail est de se poser ces questions et de les éclairer.

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