Ph. Jung (Demathieu Bard) : « Gardons confiance malgré les injonctions contradictoires »

Philippe Jung décrit l’impact de la crise sanitaire sur l’immobilier et l’attachement de son groupe à l’innovation. Le directeur général de Demathieu Bard immobilier, membre du directoire du Groupe Demathieu Bard, exprime également son inquiétude face aux orientations récentes de certaines collectivités, qui appliquent depuis les dernières élections des règles plus contraignantes.

Rappelez-nous quel est l’ADN de Demathieu Bard ?

Le groupe Demathieu Bard est originaire de Lorraine, et son siège est basé dans la métropole de Metz. Ce fut d’abord une entreprise familiale, aujourd’hui forte de plus de 160 ans d’existence, qui est désormais un groupe indépendant, contrôlé par son management, avec plus d’1,5 milliard de chiffre d’affaires annuel, dans trois grands secteurs : le génie civil, son métier d’origine, nous sommes en particulier mandataires de plusieurs lots de construction des tunnels du Grand Paris express ; le bâtiment, l’activité la plus importante en volume ; et l’immobilier qui est l’activité la plus récente, avec un développement rapide, puisque créée en 2012, elle atteint aujourd’hui 300 millions d’euros de chiffre d’affaires, avec 130 collaborateurs.

Philippe Jung. © Jgp

Tout cela en demeurant présents dans notre région d’origine, mais en intervenant aussi au sein de l’ensemble des régions économiquement les plus dynamiques, que ce soit le Nord, la région Lyonnaise, le sud-ouest ou la région nantaise et, naturellement, l’Ile-de-France. Nous sommes présents quasiment dans toutes les métropoles françaises. Nous intervenons à la fois dans les secteurs du logement, le tertiaire, les équipements publics, les grands ouvrages et un certain nombre d’autres produits.

Quel est aujourd’hui pour vous l’impact du confinement du printemps et des incertitudes pour l’avenir ?

Le confinement a eu un impact sur notre niveau d’activité de l’année, de 10 à 15 % en moyenne sur nos différents métiers, avec un arrêt à peu près total de l’activité pendant deux mois. Ce retard n’est que très partiellement rattrapable. Cela aura un impact sur le résultat, malgré les mesures gouvernementales que nous avons utilisées pour une partie de nos effectifs. Mais notre groupe conservera une situation financière très saine à l’issue de cet exercice, et nous sommes confiants pour 2021.

Qui a pris en charge les surcoûts liés à l’arrêt des chantiers ?

Pour la partie publique, très importante pour l’activité du Groupe en génie civil, la prise en charge de ces surcoûts a été assez largement assumée par les maîtres d’ouvrage. Sur la partie de l’activité réalisée en maîtrise d’ouvrage privée, c’est parfois plus compliqué. Mais nous sommes parvenus, au cas par cas, à des accords presque partout.

Confirmez-vous que le tertiaire est en mauvaise posture ?

Il est difficile d’avoir aujourd’hui une vision précise des perspectives de l’immobilier tertiaire. Nous sommes en stand-by par rapport à l’évolution réelle du travail post-Covid. Dans quelle mesure le télétravail va-t-il se généraliser ? Est-ce que les salariés qui vont venir travailler trois jours par semaine disposeront plutôt d’un bureau fixe ou fermé ? Est-ce que la configuration des immeubles sera modifiée ? Si les personnes se rendent moins souvent au bureau, elles vont s’y déplacer, principalement, pour se rencontrer. Les besoins d’espaces de réunion, de convivialité vont croître, ceux de bureaux fermés diminuer. Cette évolution était déjà amorcée. Les projets tertiaires engagés se poursuivent, les investisseurs ont mené leurs engagements à leur terme. Sur les nouvelles opérations, cela devient plus complexe. Ce manque de visibilité sur la sortie de crise conduit les investisseurs à cesser de lancer des opérations en blanc, mises à part quelques localisations exceptionnelles.

A cela s’ajoutent les restrictions au niveau des financements bancaires ?

Lors d’un investissement en blanc, pour un projet bien situé, la part de fonds propres requise par les banques auprès des promoteurs est passée de 30 à 60 %, pour autant qu’elles acceptent de financer. Cela va réduire le nombre de nouveaux projets tertiaires. On va le constater dès le début de l’année prochaine. Avec un fort ralentissement qui va durer sans doute deux ans, autant que l’on puisse en juger aujourd’hui.

Tour Engie, à La Défense. © Jgp

Estimez-vous que les projets de rénovation vont se poursuivre ?

Les investisseurs, face à des preneurs plus rares et donc plus exigeants, vont devoir procéder à des rénovations sans lesquelles ils ne trouveront pas de locataires, sauf à casser les prix. On l’a vu lors de chacune des crises qui ont marqué les 30 dernières années. Le marché de la rénovation résiste.

Et la rénovation thermique, placée au cœur du plan de relance gouvernemental, pour laquelle l’Etat annonce 6,7 milliards d’euros ?

Nous ne sommes pas à convaincre de sa nécessité. Mais les équilibres financiers ne sont pas toujours évidents à trouver. Autrement dit, ces opérations ne s’équilibrent pas sur un plan financier, ou peut-être à 50 ou 70 ans.

Les aides publiques y changent-elles quelque chose ?

Elles sont sans doute nécessaires mais ne suffiront pas sans la volonté des acteurs. Si je prends le cas des copropriétés de logements privés, je suis convaincu que ces subventions ne vont pas suffire. Les copropriétaires sont pour la plupart animés par une vision strictement économique. Or ce type de travaux s’amortit sur des décennies. J’ajouterais que les règles de majorité dans les assemblées de copropriétaires font qu’il suffit d’un noyau d’opposants pour bloquer le processus. Ce qui est intéressant, cela dit, c’est que dès lors que vous réalisez des travaux de rénovation énergétique sur un immeuble, cela donne l’occasion d’effectuer des travaux de remise aux normes et aux standards de notre époque.

Quel regard portez-vous sur les initiatives de démembrement de la propriété, les offices fonciers solidaires par exemple, face à la cherté de l’immobilier en zones denses ?

C’est une piste, certes intéressante, parmi d’autres outils. Mais ce n’est pas la panacée universelle. Il est possible que pour certains, au sein des grandes métropoles, la propriété pleine et entière, qui permet la transmission à ses enfants, ne soit plus quelque chose d’essentiel. Cette catégorie de la population peut donc être séduite par ces concepts de propriété à vie ou de démembrement sur une période déterminée. Mais cela demeurera marginal. Les Français restent majoritairement attachés à la propriété classique, transmissible.

La transformation de bureaux en logements va-t-elle trouver son modèle économique ?

Son modèle économique est également complexe. Compte tenu des taux de rendement attendus de l’immobilier de bureau, qui ont beaucoup baissé, à cause du niveau encore plus bas des taux d’intérêt, le prix du mètre carré de bureau, même mal situé, reste voisin, ou supérieur, au prix du mètre carré de logements. Lorsque les investisseurs demandent moins de 3 % de rendement (4 ou 4,5 pour des immeubles de moins bonne qualité), cela place le mètre carré de bureau à plus de 20 000 ou 25 000 euros pour les premiers (12 000 à 15 000 pour les seconds). Les conserver en bureaux demeure donc plus intéressant pour les investisseurs. La transformation de bureaux en logements reste donc extrêmement compliquée. C’est dommage, même si toutes les structures de bureau ne s’y prêtent pas.

Avez-vous mené de telles opérations ?

Nous avons réussi, en effet, une belle opération en transformant l’ancien siège de Zodiac, boulevard Davout, dans le 20° arrondissement de Paris, en résidence étudiante, tout en le surélevant de deux niveaux, surélévation réalisée en bois. Nous savons mener ce type de projet, qui demeure le plus souvent impossible dans Paris intramuros.

Quel regard portez-vous sur l’évolution des règles d’urbanisme compte tenu des objectifs de transition énergétique ?

Tout d’abord, nous sommes respectueux des orientations données par les collectivités, qui essaient de traduire les attentes de ceux qui les ont élus. Nous sommes en recherche permanente du dialogue le plus ouvert avec les décideurs, et nous adaptons naturellement aux évolutions des attentes. Mais la situation actuelle en matière d’urbanisme nous inquiète. Nous constatons un décalage très important entre les règles du PLU en vigueur, et ce qui est demandé. Autrement dit, il s’agirait d’appliquer par anticipation les règles d’un futur PLU, qui ne sera probablement officialisé qu’en 2023 ou 2024. Nous constatons la même situation dans de nombreuses villes ou métropoles, et cela risque d’avoir un effet catastrophique sur la délivrance de permis de construire, et par conséquent la production de logements, au moins en secteur diffus.

Expliquez-nous…

Quand un terrain est en vente, un premier promoteur va formuler une offre en considérant que les règles du PLU actuel s’appliquent. Il va donc proposer un prix en conséquence. Mais un promoteur concurrent, prenant en compte les nouvelles attentes de la ville, va formuler une offre moins élevée, sachant par exemple que les surfaces constructibles seront réduites par rapport au règles officielles, de 25 %, ou qu’il sera confronté à des exigences accrues en matière de conservation de l’existant, ou encore à des contraintes liées à la préconisation de modes constructifs plus onéreux. Par conséquent, l’offre de ce dernier ne sera pas retenue. En définitive, le lauréat de la consultation tentera de passer en force, sans y parvenir, cela bloquant l’opération pendant plusieurs années. Nous sommes prêts à nous adapter, par nature. Il ne nous revient pas de définir les politiques. Mais je crains que cette situation aboutisse à bloquer pour plusieurs années la création de logements dans le secteur diffus.

On passe sans doute un peu vite de la recherche d’une densification urbaine, considérée, à juste titre, comme vertueuse – puisqu’elle rapproche les lieux de vie et de travail et lutte contre l’artificialisation des sols – à une recherche de statu quo, qui va inévitablement pousser ceux qui recherchent un logement à s’éloigner à nouveau des villes !

Paris envisagerait l’extension du marché des droits de commercialité au périmètre métropolitain. En avez-vous entendu parler ?

C’est un marché de l’offre et de la demande. Si les besoins en bureaux diminuent, la commercialité aura donc moins de valeur, réduisant l’intérêt d’une telle mesure.

Etes-vous, globalement, inquiet du poids accru des écologistes dans de nombreuses grandes villes ?

Fondamentalement non. La prise de conscience des problèmes posés par le changement climatique est essentielle, et encore une fois nous sommes des professionnels de l’immobilier, et nous nous devons de respecter et d’accompagner les politiques urbaines que mettent en place les collectivités. Mais certaines annonces ne peuvent que nous préoccuper. Quand un maire de grande métropole, par exemple, déclare qu’il compte diviser par deux le nombre de logements autorisés, alors qu’il existe des besoins avérés, nous sommes inquiets. Je crains, en l’espèce, qu’il s’agisse d’une politique finalement assez égoïste des élus de certaines grandes villes, désireux de satisfaire ceux qui ont le privilège d’y habiter.

Nous constatons, dans de nombreuses agglomérations, le développement de logements en périphérie, souvent à 10 ou 20 km de la « ville centre » où les prix sont moins élevés et les contraintes moins importantes. Au final, on va construire plus de logements dans des zones plus éloignées des emplois, mal desservies en transport, préparant, ce faisant, de « futurs gilets jaunes ».

La production de logements demeure un besoin fondamental de notre pays, et les élus doivent prendre en compte cette dimension, même si elle est peu populaire auprès de ceux qui se sentent bien là où ils sont, et qui voudraient préserver ce privilège !

Bardage en bois, Chapelle international. © Jgp

La période est à la promotion des matériaux biosourcés, à l’économie circulaire et au réemploi. Vous engagez-vous dans cette direction ?

Nous y sommes particulièrement sensibles, et prenons de nombreuses initiatives en ce sens. Une grande partie de nos projets aujourd’hui comporte une forte proportion de matériaux biosourcés, ou à faible empreinte carbone. Mais nous restons pragmatiques et nous efforçons d’employer le meilleur matériau en fonction du problème posé… Il y a une multitude de pistes, mais il faut aussi tenir compte de la capacité des filières locales, et importer du bois de l’autre bout de l’Europe n’est peut-être pas si vertueux que cela…

Que pensez-vous du zéro artificialisation nette (ZAN) ?

Cela nous convient très bien, parce que nous avons plutôt tendance, dans nos projets, à recréer des zones de pleine terre à la place de zones artificialisées. Rappelons cependant qu’en Ile-de-France, les statistiques montrent que sur les dernières années, la construction de logements collectifs ne représente que 4 % de l’artificialisation nette des terres. Le logement individuel en représente 12 %, les plus gros consommateurs étant les surfaces commerciales, les entrepôts, ainsi que les carrières ou équivalent. On pourrait d’ailleurs imaginer un marché de la compensation de l’artificialisation comme il existe des certificats d’économie d’énergie.

Croyez-vous à l’intérêt de la construction bois ?

Tout à fait. Demathieu Bard vient de se doter d’une nouvelle direction de l’innovation, entièrement dédiée aux nouveaux matériaux, biosourcés, géosourcés, aux nouveaux modes constructifs moins consommateurs de carbone. Nous y sommes très attachés, avec une approche très proactive dans ce domaine. Je note cependant une injonction contradictoire : on nous demande de construire des logements plus abordables, et en même temps, on évoque la perspective d’imposer l’usage de matériaux biosourcés, qui coûte pour l’instant sensiblement plus cher, de 10 à 20 % de plus.

Certes, une impulsion publique est nécessaire, afin de réduire progressivement ces surcoûts. Mais il ne faut pas aller trop vite. Lorsque que l’on utilise du bois qui est produit à des milliers de kilomètres des chantiers, on détruit tout gain en matière de bilan carbone. Le béton bas-carbone constitue à nos yeux également une piste très intéressante. Les cimentiers y consacrent beaucoup d’efforts actuellement. On devrait pouvoir réduire de 75 % le bilan carbone du béton, notamment à partir de matériaux issus du réemploi.

Demathieu Bard Immobilier est membre, avec Sogeprom, du groupement lauréat de la consultation d’opérateurs menée par la Solideo pour la réalisation des secteurs A, B et C du Village des médias des Jeux de Paris 2024 à Dugny. ©DB

Vous avez lancé Evoluvie, de quoi s’agit-il ?

Le logement représente les deux tiers de notre activité immobilière. Nous travaillons à ce sujet sur le logement évolutif. Nous sommes ainsi dépositaire du brevet « Evoluvie ®», qui permet de disposer de logements divisibles de manière extrêmement simple et quasiment automatique. Nous prévoyons désormais, dans la plupart de nos programmes, entre 15 et 40 % de logements évolutifs, plutôt sur des grandes typologies, par exemple des quatre pièces divisibles sans aucune difficulté en un T3 et un studio. Nous commercialisons des logements dotés de deux portes palières, de deux lots de propriété, que l’on peut à volonté séparer ou regrouper en une journée, avec l’intervention d’un artisan qui pose ou enlève un kit répondant à l’ensemble des contraintes techniques du bâtiment.

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