Ahmed Ryad Sbartaï : « Avec la technologie BIM, on change de génération d’outils »

Ahmed Ryad Sbartaï est architecte et consultant spécialiste en BIM, une technique de gestion de projets en architecture qui se démocratise. Accompagné de Vera Matovic, présidente du cabinet d’architecte Braun & Associés, il évoque le BIM, ses enjeux et ses conséquences sur le fonctionnement du monde architectural.

Ahmed Ryad Sbartaï : C’est l’armée américaine qui a fait le premier guide BIM en 1998. À la base, elle voulait quantifier son patrimoine afin d’effectuer la gestion et la maintenance de ses bâtiments dans le moindre détail. Chose qu’on ne pouvait pas faire en autoCAD [un logiciel de conception assistée par ordinateur en 2D, ndlr]. En France, on parle de cette technique depuis 2011-2012. Moi j’ai commencé en 2006.

Ahmed Ryad Sbartaï : Il y a beaucoup d’amalgames concernant la vraie définition du BIM, même si, aujourd’hui, de plus en plus de gens savent ce que c’est. C’est un processus de gestion de projets qui offre de nombreux avantages pour le maître d’ouvrage, l’architecte, le gestionnaire du patrimoine. Par exemple, quand une ville détient un patrimoine important, elle va savoir, grâce au BIM, la surface exacte qu’elle possède, à qui elle a loué certains terrains… Tous ces éléments peuvent être extraits beaucoup plus facilement, alors qu’avant on avait seulement des éléments papiers.

L’autre intérêt du BIM, plus technique, ce sont les données. Avant, on travaillait avec des lignes. Et les lignes ne sont pas intelligentes. Par exemple, pour dessiner une pièce, on traçait quatre lignes. Quatre points d’arrivée, quatre points de départ, c’est tout. Ce n’étaient que des coordonnées géométriques. Quand on travaille en 3D, le mur est un mur, et on sait ce qu’il y a à l’intérieur, avec quel matériau il est fabriqué, son isolation, ses caractéristiques physiques, la qualité et la marque de la peinture… On a beaucoup plus d’informations, et la pièce s’en trouve renseignée : on peut connaître sa surface en mètre carré, son type de finition, la matière du sol (carrelage, moquette, etc.), le niveau d’acoustique de la pièce, la qualité d’air, etc.

Ahmed Ryad Sbartaï : Il y a effectivement trop d’informations. Aujourd’hui, sur une chaise, vous pouvez mettre ce que vous voulez : la couleur, la quincaillerie, le matériau, est-ce que c’est recyclable ou non, son bilan carbone… Et toutes ces informations, l’architecte s’en moque. Mais le propriétaire, de son côté, en a besoin.

Ahmed Ryad Sbartaï, spécialiste en BIM, aux côtés de Vera Matovic, présidente de Braun et Associés © Matthieu Beigbeder

Ahmed Ryad Sbartaï, spécialiste en BIM, aux côtés de Vera Matovic, présidente de Braun et Associés © Matthieu Beigbeder

Ahmed Ryad Sbartaï : Il y a un métier en pleine explosion aujourd’hui, qui est le « BIM manager ». Le BIM manager, c’est un gestionnaire de processus, il met en place un processus collaboratif autour d’un projet architectural et réparti les rôles. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il gère à la fois la maquette 3D et le processus de gestion du flux de travail. Il va dire à quel moment chaque professionnel intègre de l’information dans la maquette. En aucun cas le BIM manager n’a un rôle dans la conception – il ne remplace ni l’architecte, ni les ingénieurs. Idéalement, il faudrait qu’il ait un profil de communicant, quelqu’un qui sait comment gérer les hommes et les processus de gestion.

Ahmed Ryad Sbartaï : Le 31 décembre 2011, il n’y avait aucun BIM manager sur les réseaux sociaux. 1er janvier 2012, il y en avait des milliers. Les gens se sont rendus compte qu’il y avait une opportunité d’affaires à saisir. Aujourd’hui, tout le monde cherche des BIM managers, mais personne ne sait vraiment ce que c’est. Pour la plupart des gens, un BIM manager est quelqu’un qui utilise bien les logiciels 3D ; c’est une définition courte. En réalité, un BIM manager est un gestionnaire de projet, qui va fluidifier la communication, édicter les règles du travail collaboratif. Finalement, le BIM manager est un gestionnaire d’hommes et de maquette.

Le 31 décembre 2011, il n’y avait aucun BIM manager sur les réseaux sociaux. 1er janvier 2012, il y en avait des milliers.

Vera Matovic : Dernièrement, chez Braun & Associés, on a longuement parlé de la place du BIM manager au sein d’une équipe de professionnels. Il y en a qui poussent pour que ce soit l’architecte, d’autres pour que ce soit une personne extérieure… Beaucoup de personnes essayent de s’emparer de ce sujet, en avançant savoir manager des équipes et en se proclamant BIM manager. Par exemple, l’Ordre des architectes pousse pour que l’architecte soit à la fois responsable du projet, et aussi le BIM manager.

Dans notre atelier, on a réfléchi sur le sujet. On a fait de la sémantique, on est revenu à l’origine des choses : concrètement, en quoi consiste le rôle d’un BIM manager ? On a décortiqué le métier, les compétences nécessaires pour le faire. On s’est dit que si ce n’était pas l’architecte, c’était qui, le BIM manager ? Un ingénieur ? On a fait le tour de tous les métiers de la maîtrise d’œuvre, et au final on s’est dit qu’il ne fallait pas confondre les moyens et les outils – et je pense que l’outil en tant que tel, la fabrique du projet, revient à l’architecte, mais la manière de le mettre en forme n’est pas forcément donnée à l’architecte.

Vera Matovic : On considère effectivement qu’il doit ne se consacrer qu’à cette tâche. Le BIM reste un simple outil, et je pense qu’en tant qu’architectes, nous ne sommes pas les mieux placés pour pouvoir compiler ce que va faire l’ingénierie ou l’économie. L’architecte est là, faut-il le rappeler, pour faire de l’architecture.

Ahmed Ryad Sbartaï : J’ai géré le travail collaboratif, c’est-à-dire la façon dont les échanges vont se faire avec les ingénieurs, comment mettre en place un maquette propre et prête à la construction. On a beaucoup échangé avec l’exploitant, Dalkia, qui avait par exemple prévu de mettre un code différent sur chaque porte : comment l’introduire dans la maquette ? Les choix des matériaux, des cloisonnements… Tous ces éléments ont été répertoriés et compilés dans une seule maquette qui va être prête à l’exploitation pour la gestion de patrimoine. Il y avait donc un travail d’organisation à mener en amont, pour pouvoir passer la main à l’entreprise au moment où elle commence à construire.

Vue de nuit de la future gare Eole © Arcadis

Un exemple de modélisation 3D : vue de nuit de la future gare Eole © Arcadis

Vera Matovic : Actuellement, nous sommes en phase d’exécution, c’est donc l’entreprise qui possède la maquette pendant la durée du chantier. Une fois la construction terminée, l’entreprise va la remettre à Dalkia, qui elle, va gérer l’exploitation. Il y a un passage de témoin de la maquette suivant les interventions.

Ahmed Ryad Sbartaï : Au départ, c’était une présence assez importante car il faut mettre le projet en place. Après, cela se fluidifie dans le temps car les acteurs, les architectes, prennent de plus en plus de maturité, ils ont de moins en moins de questions et savent s’autogérer. Je pense d’ailleurs que dans les quatre à cinq ans à venir, quand toutes les agences d’architecture auront effectué au moins un projet BIM chez elles, le métier de BIM manager va disparaître. Pour la simple et bonne raison qu’elles n’auront plus besoin d’une personne qui les gère, elles sauront comment ça fonctionne.

Ahmed Ryad Sbartaï : Il faudrait que la France édicte une charte commune à toutes les agences pour que tout le monde parle le même langage. Il devrait y avoir un guide BIM national. C’est ce qu’ont les Anglais, les Américains et les Italiens. C’est ce que tout le monde a, partout dans le monde : une charte nationale qui étouffe cette cacophonie qu’on a aujourd’hui en France.

Il devrait y avoir un guide BIM national.

Ahmed Ryad Sbartaï : Disons qu’on est en train de changer de génération d’outils. Pour résumer, on a commencé par tailler des plans sur de la pierre, puis dans les années 1970 et 1980 on faisait des plans sur papier, en les traçant à la main ; puis, l’outil informatique a pris le dessus, on dessinait des lignes avec la CAO [conception assistée par ordinateur]. Le BIM est une simple évolution de l’outil.

Vera Matovic : C’est assez difficile de répondre à cette question, parce qu’un BIM manager est avant tout un gestionnaire de projet. Le gestionnaire de projet a toujours existé en architecture ; simplement, les projets se sont complexifiés et, à un moment, on a eu besoin d’avoir une personne identifiée en tant que responsable. Avant, les projets n’étaient pas forcément plus simples, mais il y avait beaucoup moins d’intervenants autour de la table : simplement le maître d’ouvrage et l’architecte. Aujourd’hui quand on démarre une esquisse à l’agence, on est 15 : l’assistant maître d’ouvrage, le maître d’ouvrage accompagné de trois à sept managers, l’architecte, l’ingénieur, le bureau d’études structure, l’économiste…

Ahmed Ryad Sbartaï : Dans les autres pays, ils commencent à réfléchir à la suite… Comme je l’ai dit, il y a trop d’informations dans chaque nouveau projet ; que faut-il en faire ? Il y a une autre mission du BIM manager qui commence à se développer à l’étranger, c’est ce qu’on appelle le « data management ». C’est-à-dire qu’on a une maquette avec plein de données, et le but c’est de trier les bonnes données pour les transmettre aux personnes concernées pour la vie de tous les jours : les pompiers qui se renseignent sur un accès pompier dans un bâtiment n’ont pas besoin de connaître le bilan carbone des chaises, juste l’implantation des prises ; un service des impôts voudra des informations sur l’espace disponible, etc.

Vera Matovic : Les maîtres d’ouvrage hésitent encore oui. On n’a pas encore intégré le BIM de façon naturelle dans les métiers de l’architecture.

Ahmed Ryad Sbartaï : Les anglais ont instauré l’obligation d’utiliser le BIM en architecture, et ils envisagent de réduire les coûts de construction de 20 % par rapport à aujourd’hui. Pourquoi ? Parce qu’on anticipe beaucoup grâce au BIM.

Vera Matovic : Un des gros intérêts du BIM pour la conception, c’est cette notion d’anticipation. On anticipe les problèmes. À titre d’exemple, la synthèse architecturale technique du projet, à l’époque, se faisait avec l’entreprise quand les travaux démarraient. Le fait de passer au BIM supprime cette synthèse et la fait remonter en amont, puisque tous les acteurs auront empilé leurs couches d’informations pendant la conception du projet.

Ahmed Ryad Sbartaï : La synthèse, du coup, se fait tout au long de la conception.

Vera Matovic : Ça incite à ce que les ingénieurs fabriquent le projet au même moment que l’architecte, et que tout s’articule. Il y a donc un bouleversement dans les pratiques à ce niveau là, qui permet de mettre en œuvre correctement le bâtiment. C’est surtout un bouleversement pour les ingénieurs car ils se trouvent davantage impliqués dans la conception du projet. Ils ne balayaient pas tous les endroits du bâtiment au moment de la conception, ils émettaient des principes et on se débrouillait en synthèse. Et normalement quand vous arrivez à la fin de la conception et que vous avez choisi votre entreprise, l’entreprise sait à 99 % ce qu’elle a à construire !

Il n’y a plus cette notion d’aléa qu’il pouvait y avoir avant. Aujourd’hui, l’entreprise qui va construire du neuf, récupère la maquette numérique au moment de faire son chiffrage, et c’est exactement ce qui se trouve dans la maquette, qui est un répertoire total de tous les éléments. Donc effectivement, ça bouleverse un peu certaines procédures.

Ahmed Ryad Sbartaï : Le BIM, c’est ce qu’on appelle en anglais du virtual design construction (VDC) : on construit en virtuel avant de le faire dans la réalité. On voit ainsi les problèmes en amont. Par exemple, vous pouvez avoir une poutre au milieu d’une chambre, et une gaine qui la traverse ; si on travaille en 2D, on ne voit pas la volumétrie et on se rend compte du problème seulement sur le chantier. Du coup on casse, on arrête les travaux, on recommence… L’outil BIM est donc aussi un outil de communication, notamment interne : il nous permet de mieux de mieux visualiser, d’avoir une meilleure communication à la fois entre les professionnels, mais également avec le maître d’ouvrage et avec l’entreprise, voire le public.

Vera Matovic : Clairement. Ça nous permet de sortir des perspectives, de promener le maître d’ouvrage au travers des bâtiments en 3D… C’est un énorme outil de communication quand on arrive à bien le manipuler.

Ahmed Ryad Sbartaï : Et qui nous fait gagner du temps. Avant on faisait aussi des projections 3D, mais c’était une autre personne que les concepteurs qui faisaient ces images de synthèse. Aujourd’hui, on peut se servir des images de synthèse pour la communication en même temps qu’on travaille dessus pour la conception du bâtiment. Tout l’enjeu est maintenant de savoir comment on fluidifie la communication entre les professionnels ; comment, également, on compile tout un projet dans une même maquette. Avant, on travaillait avec différents fichiers et on se les envoyait. Maintenant, c’est tout dans le même panier. Il y a donc un changement de paradigme dans la profession : les gens ne sont pas encore habitués à ce genre de travail collaboratif.

Ahmed Ryad Sbartaï : Il y a beaucoup de crainte et de peur de ce BIM parce que c’est nouveau. Il faut garder en tête que ça n’est qu’un outil.

Vera Matovic : Et c’est pour ça que la gestion de cet outil, pour moi, est légitimement chez un BIM manager en tant que tel, et surtout pas chez un ingénieur ou un architecte. On pourrait se former à ça, mais je pense que c’est une profession à part entière, une fonction à part entière qui doit être identifiée en tant que telle. Nous avons été formés pour être architecte, et surtout pas pour être BIM manager. Après, il y a des architectes qui ont de l’appétit pour ça, comme par exemple Ryad, mais il ne fait pas de l’architecture, il nous aide à gérer cet outil.

Le BIM n’enlève rien aux fondamentaux du métier. On garde le même rôle, nous, architecte. Il y a cette nouvelle profession de BIM manager adaptée aux mouvements d’aujourd’hui, mais on continue de coordonner le projet en tant qu’architecte. Notre place n’est pas en jeu. Je ne peux pas, personnellement, perdre mon temps à réfléchir à la gestion des données d’une maquette, et en même temps réfléchir à l’architecture que je veux faire ressortir du bâtiment.

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