Réunis à la Maison de l’Océan à Paris (5e) mardi 10 octobre 2023, les acteurs publics et privés de la vallée de la Seine ont échangé sur les grandes thématiques qui jalonnent le développement de ce territoire commun entre la Normandie et l’Ile-de-France. Au menu d’un événement intitulé pour la circonstance « Libérer les énergies », il aura été question de décarbonation et de réindustrialisation, de logistique et de mobilités, mais aussi de coopérations, d’autonomie énergétique ou encore de préservation des milieux naturels.
« Décarboner les métropoles de l’axe Seine », voilà ce que pourrait être la feuille de route des prochaines années en matière de coopérations et de synergies entre acteurs publics et privés de la vallée de la Seine. C’est en tout cas le vœu qu’a formulé Daniel-Georges Courtois, conseiller métropolitain du Grand Paris en charge des coopérations, en introduction aux débats du 4e Sommet de l’Axe Seine qui s’est tenu mardi 10 octobre à la Maison de l’Océan.
Après la création d’une délégation interministérielle dédiée, pilote d’un premier contrat de plan interrégional entre la Normandie et l’Ile-de-France (CPIER) initié en 2015, les grandes métropoles du territoire et la ville de Paris ont créé en 2020 l’Entente Axe Seine, instance de coopération destinée à « mobiliser l’ensemble des communes et des intercommunalités » pour assurer « la continuité de l’ensemble Axe Seine », explique l’élu grand-parisien. Une nouvelle étape qui souligne « la nécessité de travailler ensemble » prônée par le délégué interministériel au développement de la vallée de la Seine, Pascal Sanjuan. A fortiori sur les thématiques majeures qui s’imposent au territoire : « la vallée de la Seine est un géant industriel à l’échelle nationale, rappelle le préfet, mais les géants ont parfois des tendons fragiles ! ». Manière de dire que le sujet central de la décarbonation doit aujourd’hui s’apprécier au regard d’une désindustrialisation qui, depuis plusieurs décennies, « a été plus forte qu’ailleurs » dans la vallée de la Seine.
Quels leviers pour réindustrialiser et décarboner l’axe Seine ?
Pourtant, en matière de décarbonation comme de réindustrialisation, la vallée de la Seine a tous les atouts pour jouer le rôle d’un « démonstrateur », vante Pascal Sanjuan, même si l’accès au foncier reste aujourd’hui « une préoccupation majeure ». Avec ses 1 000 ha disponibles pour des projets industriels, Haropa port fait aujourd’hui figure d’Eldorado à l’air du zéro artificialisation nette (ZAN). D’autant plus, souligne son directeur général Stéphane Raison, « que l’on n’a jamais eu autant de projets industriels en France… et surtout des projets de décarbonation ! »
Sur le domaine portuaire, « on propose à nos prospects des parcelles déjà équipées (Brown field) ou que nous aménageons ». Tout l’enjeu consiste alors à être le plus réactif possible, explique le dirigeant d’Haropa port : « il faut aller vite pour porter des demandes d’autorisation car un projet qui est là aujourd’hui ne le sera peut-être plus dans six mois ». Mais au-delà du foncier, l’atout maitre pour attirer des industriels sur le domaine portuaire reste de proposer « des utilités compétitives » : soit un accès à diverses sources d’énergies ou encore des infrastructures en matière de logistique à même de fluidifier les échanges.
Entre l’estuaire et Rouen, sur le territoire de Port-Jérôme-sur-Seine, Air liquide a récemment lancé le chantier de son futur électrolyseur de 200 MW destiné à produire de l’hydrogène sur un terrain « sécurisé très en amont ». Un projet clé, soutenu par les collectivités locales, souligne Aude Cuni, responsable financement transition énergétique d’Air liquide, et dont l’implantation a été rendue possible grâce à l’identification « dès 2015 » d’un terrain disponible sur le territoire d’une communauté d’agglomération, Caux Seine Agglo, qui aime à se définir comme résolument « business friendly ».
« Le monde a changé et l’appui des collectivités est essentiel » pour réaliser ce type de projet, ajoute Najoua Benfella, directrice régionale adjointe Ile-de-France de la Banque des territoires. « Car les contraintes sur le foncier font qu’il est de plus en plus difficile de trouver des modèles économiques ».
Nouvellement portée à la présidence de Paris Seine Normandie, la réunion des chambres de commerce et d’industrie de la vallée de la Seine, Isabelle Lajeunie-Leriquier, estime pour sa part qu’avant d’envisager l’avènement d’une « nouvelle industrie », il convient de « préserver les industries existantes ». La vallée de la seine, rappelle-t-elle, a déjà payé un lourd tribu, elle qui compte actuellement 9 % d’emplois industriels, soit deux fois moins qu’il y a quelques décennies encore. Un point sur lequel Stéphane Raison la rejoint lorsqu’il dit qu’il n’est « pas question de fermer les industries du pétrole sans en avoir créé une autre avant ! Sinon, on affaibli et on appauvri les territoires ».
Comment planifier la réindustrialisation ?
Pour réussir cette nécessaire réindustrialisation de la vallée de la Seine, les enjeux sont multiples, depuis la question du foncier disponible en passant par les besoins de formation qui ne manqueront pas de se faire ressentir, rappelle le délégué interministériel. Dès lors, la question d’une planification se pose. Une planification « spatiale » est déjà à l’œuvre en Ile-de-France, rappelle Olivier Denert, directeur de la stratégie, des partenariats et des expertises au sein de l’Epfif, l’établissement public foncier d’Ile-de-France, à travers un schéma directeur révisé (Sdrif-e) « qui sanctuarise des espaces à vocation économique et industrielle ». Et dans la région, souligne le représentant de l’Epfif, « 43 conventions stratégiques ont été signées avec des EPCI pour réfléchir à la reconversion des zones économiques ».
Un domaine dans lequel les collectivités n’hésitent plus à solliciter directement l’établissement public foncier, « ce qui est tout à fait nouveau ». Au-delà de la planification, la représentante de la Banque des territoires Najoua Benfella plaide pour une « cohérence territoriale », l’institution intervenant au soutien des collectivités pour « les préparer aux nouveaux modèles, à faire émerger des initiatives et à se tromper aussi ! »
Un schéma de cohérence global dans lequel chaque territoire se bat néanmoins avec ses propres armes : « tous les territoires ne sont pas égaux en matière de développement industriel, explique Stéphane Raison, et on ne fait pas les mêmes choses à Marseille qu’à Dunkerque ou bien dans la vallée de la Seine. Chez Haropa port, ajoute-t-il, nous recherchons l’assemblage entre les entreprises présentes et celles qui pourraient venir ». Pas certains, dans ces conditions, qu’une usine de batteries viennent s’installer sur une emprise portuaire de la vallée de la Seine dans les années à venir, confirme le directeur d’Haropa port.
Développer la multimodalité, enjeu majeur pour l’axe Seine
Dans une table ronde consacrée à la logistique et aux mobilités dans leur ensemble, Jean-Michel Genestier, maire du Raincy et conseiller métropolitain de la MGP délégué à la logistique, a rappelé que le report modal était lui aussi un enjeu majeur pour la vallée de la Seine. Mais pour revenir à la situation qui était celle des années 1960, lorsqu’un tiers des marchandises transitait sur la voie fluviale, « il faut convaincre les chargeurs, ceux qui détiennent les marchandises », des avantages de la voie d’eau qui leur sont largement méconnus. La métropole du Grand Paris a piloté à ce titre en 2022 dans le cadre de l’Entente Axe Seine un appel à manifestation d’intérêt portant sur la logistique urbaine fluviale. Un exercice qui doit tendre à démontrer que la chaîne logistique n’est pas figée.
« Les entreprises poussent pour aller vers ces sujets », constate Florence Robinet-Guentcheff, déléguée générale d’un cluster, LSN (Logistique Seine Normandie), qui pousse pour les convertir « à la complémentarité modale ». « Changer un plan de transport n’est pas une démarche anodine, il y a des freins et des leviers à actionner », a fortiori pour des acteurs plus habitués à travailler en silo. « Il faut remettre de la transversalité dans tout cela, responsabiliser l’ensemble des partenaires ».
C’est tout le sens de la démarche entreprise fin 2022 par Ikea France qui a décidé de se convertir au fluvial pour approvisionner ses clients en BtoC dans le cœur de Paris. « Tout cela est parti du constat que la croissance des achats en ligne en ville bousculait le modèle des grands magasins », explique Emilie Carpels, la directrice du projet fluvial d’Ikea. Alors pour éviter de mettre davantage de camions sur les routes, le géant de l’ameublement a choisi une solution de report modal par la Seine avec des caisses mobiles qui voyagent de nuit depuis Gennevilliers jusqu’au centre de Paris pour être transbordées au matin sur des véhicules électriques qui effectuent leur ronde de livraison dans la Capitale.
En agissant de la sorte, résume Emilie Carpels, Ikea fait coup double en améliorant « la satisfaction client grâce à la Seine qui nous permet de fiabiliser les créneaux de livraison » en s’affranchissant des congestions aux entrées de Paris et en réduisant son impact carbone. Seule contrainte, pour assurer le bon fonctionnement de l’ensemble, « il faut réussir à fluidifier cette chaine de manière très millimétrée pour que chaque opération s’imbrique avec la suivante ».
Produire de l’énergie en bord à voie d’eau
Directeur général du pôle de compétitivité automobile Nextmove, à cheval sur les deux régions, Marc Charlet se dit favorable à l’intermodalité, même si « la route restera un vecteur de mobilité important », prévient-il. La question, de son point de vue, est davantage celle de la décarbonation de l’automobile. Un mouvement déjà enclenché chez les grands constructeurs qui ont largement fait le pari d’une électrification jugée nécessaire mais pas suffisante au regard de l’importance du parc de véhicules thermiques aujourd’hui en circulation, soit environ 40 millions de véhicules. La question touche également le secteur du fluvial où l’électrification des quais est un préalable à tout développement d’éventuelle motorisations alternatives, insiste Jean-Michel Genestier : « si on veut faire du report modal sur l’axe Seine, il faudra positionner des bornes et travailler sur les usages partagés des quais, en commençant par convaincre les élus que le quais ne sont pas réservés sur la durée à des activités de loisirs ! »
C’est historiquement la situation sur la commune de Gennevilliers, souligne Bertrand de Singly, directeur clients territoires Ile-de-France chez GRDF : « les sujets énergétiques sont intimement liés au fleuve ». Ce fût le cas hier avec le transport de charbon et ce le sera encore dès 2024 avec la collecte de biodéchets voués à être valorisés dans une unité pilotée par le groupe Paprec pour produire, in fine, du bioGNV qui permettra d’alimenter dans le futur les acteurs des mobilités lourdes… et donc les transporteurs fluviaux. Réza Meralli, directrice général de Sigeif mobilités confirme que près de 50 000 t de déchets collectés viendront alimenter la future usine permettant de produire quelques 30 GWh, soit la consommation de 5 000 foyers, ainsi que 43 000 t de digestat vouées à être évacuées par barges en direction du port de Limay pour alimenter la filière agricole.
Quant à la possibilité de voir émerger une véritable filière du bioGnV pour les mobilités, « cela impliquera un changement profond pour les opérateurs ». Après avoir inauguré en 2016 une première station d’avitaillement a Bonneuil-sur-Marne, Sigeif mobilités ambitionne d’ouvrir une dizaine de stations supplémentaires dans les années à venir. Porté, comme sur les bornes de recharge électrique, par « l’accélérateur formidable » qu’est la ZFE.
« Un grand corridor fluvial de plus de 1 000 km de long allant du Havre jusqu’en Flandres », voilà comment Jean-Yves Biet envisage le schéma global du projet Seine-Escaut. Directeur partenariats et territoires au sein de la Société du canal Seine-Nord Europe qui porte la réalisation d’un maillon de 107 km entre Compiègne (Oise) et Cambrai (Pas-de-Calais), il explique qu’il ne s’agira pas seulement « d’un tuyau qui traverse un territoire » mais bien d’une infrastructure qui desservira des territoires à travers des ports intérieurs et des zones portuaires. Objectif assumé : augmenter la part du transport fluvial en « désenclavant la Seine ».
Le trafic, selon les estimation du maître d’ouvrage, pourrait bondir de + 20 % sur la Seine aval et même de 40 % sur la Seine amont. Délégué général au développement de l’Axe nord, Pierre Bergès rappelle que ce projet à 5 milliards d’euros soutenu par l’Union européenne ne concerne pas uniquement la France et la vallée de la Seine. Vu du nord de l’Hexagone, « c’est un enjeu de réindustrialisation du territoire » autant que de décarbonation des transports. Vu de Normandie, « il y aura un nouvel équilibre à trouver » car cette mise en réseau à l’échelle européenne oblige les acteurs à coopérer davantage. Les acteurs céréaliers du port de Rouen l’ont bien compris en préparant le terrain pour disposer de silos en bord à quai le long du futur maillon.
Et pour Paris, confirme Nathalie Van Schoor, directrice générale adjointe de la métropole du Grand Paris, le canal « sera une vrai plus » en termes d’attractivité et de décarbonation pour un territoire qui connaît des difficultés en matière de logistique au cœur de sa zone dense. En conclusion, « si le canal offre une opportunité aux ports normands de fluidifier leurs sorties de conteneurs, ils investiront car la concurrence va jouer », estime Pierre Bergès.